Chaignaud (F.), L’affaire Berger-Levrault (2009)

Berger-Levrault

François Chaignaud revient sur les conflits autour du travail des femmes à la faveur de la grève de 1901 à l’imprimerie Berger-Levrault de Nancy.
En 1901, lors d’une grève des compositeurs à l’imprimerie Berger-Levrault à Nancy, quelques femmes membres du Syndicat des femmes typographes viennent occuper des postes laissés vacants par les grévistes. L’étude de cette affaire permet de s’interroger sur la constitution des identités militantes et éclaire, depuis son intérieur, les complexités et les paradoxes du mouvement féministe en France à travers l’une de ses inspiratrices charismatiques : Marguerite Durand. Grâce au dépouillement de sources inédites et à la relecture des archives féministes et syndicales, ce récit livre un journal détaillé des différentes étapes de l’affaire Berger-Levrault et en restitue la diversité des significations.

François Chaignaud, L’affaire Berger-Levrault : le féminisme à l’épreuve (1897-1905), Rennes, PUR, 2009, 18 €.

En savoir plus : F. Chaignaud présente sa recherche

 Extrait du Bulletin Archives du féminisme, n° 13, décembre 2007.
 

L’Affaire Berger-Levrault désigne un court épisode, survenu entre 1897 et 1905, impliquant des féministes et des syndicats.

En mars 1899, les typotes composant le journal féministe La Fronde, dirigé par Marguerite Durand depuis décembre 1897, fondent le Syndicat des Femmes Typographes, suite aux refus répétés de la Fédération du Livre de les accueillir en son sein. La création de ce syndicat est complétée en décembre 1900 par la formation d’une Association Coopérative des Femmes Typographes.

Le 5 novembre 1901, une grève éclate dans les ateliers de l’imprimerie Berger-Levrault à Nancy, ainsi que dans d’autres maisons typographiques nancéiennes. Les ouvriers réclament une augmentation de salaire.

Dès le 10 novembre 1901, la direction du personnel de la maison Berger-Levrault multiplie les contacts pour trouver des remplaçant.e.s aux 90 ouvriers grévistes et sollicite ainsi Marie Muller, déléguée du Syndicat des Femmes Typographes, le 15 novembre 1901.

À la suite de ces entrevues, entre le 15 novembre 1901 et le 1er décembre 1901, une quinzaine de typotes adhérentes du Syndicat des Femmes Typographes part pour Nancy occuper une partie des postes laissés vacants par la grève, et sont payées au tarif revendiqué par les hommes grévistes. Cette intervention du Syndicat des Femmes Typographes est alors dénoncée par Auguste Keufer, délégué de la Fédération du Livre et par la Bourse du Travail comme une rupture de la solidarité syndicale et est sanctionnée le 7 janvier 1902 par l’exclusion du Syndicat des Femmes Typographes de la Bourse du Travail. Au même moment (le 6 janvier 1902), 35 des ouvriers grévistes sont ré-embauchés par la maison Berger-Levrault, aux cotés des ouvrières maintenues à leurs postes et aux niveaux de salaires revendiqués.

Le Syndicat des Femmes Typographes décide alors de contester la décision d’exclusion prononcée par la commission administrative de la Bourse du Travail : le recours auprès du Préfet de Paris en avril 1902 échoue. Marguerite Durand porte alors l’affaire devant les tribunaux.

Le 23 décembre 1904, le Conseil d’Etat décide en séance d’annuler la décision de la commission administrative de la Bourse du Travail du 7 janvier 1902 et de rétablir les droits du Syndicat des Femmes Typographes.

De nouvelles démarches permettent à Marie Muller de réintégrer, sous les huées, son bureau de la Bourse du Travail en août 1905.

Cet épisode a déjà attiré l’attention de quelques historien.ne.s, principalement – et dans l’ordre chronologique, Madeleine Guilbert, Marie Hélène Zylberberg-Hocquard, et Joan W. Scott. Ces historiennes ont observé et analysé l’affaire Berger-Levrault comme une preuve de la nature conflictuelle des rapports entre féminisme et syndicalisme, s’appuyant principalement sur les versions des faits publiées par La Fronde.

Le dépouillement de sources diversifiées, dont certaines inédites, nous a permis de renouveler la connaissance de cette affaire et de ne pas lui imposer un sens univoque.

La confrontation des différents corpus de sources a permis de restituer la complexité des engagements et des conduites des individu.e.s. Nous souhaitons insister sur trois points que notre mémoire a conduit à affiner dans cette perspective.

1/ D’abord, nous avons tenté d’établir une distinction entre les différents niveaux d’intensité de l’engagement (notamment militant) des différents groupes et personnes afin de mieux en restituer la diversité et l’hétérogénéité. Ainsi, Marguerite Durand, figure charismatique et médiatisée du mouvement féministe et les femmes typographes syndiquées, anonymes et réservées, n’agissent pas, ne parlent pas, ne signifient pas les événements de la même façon, ne génèrent pas la même quantité de documents. Il nous a semblé très important d’insister sur ce nuancier afin de ne pas considérer le féminisme – ou même La Fronde – comme une entité monolithique. De même, nous avons rendu sensible l’écart entre l’hyperactivité autoritaire d’Auguste Keufer et la modestie des manifestations des sections locales et de leurs militants. En ne préjugeant pas de l’identité militante des individu.e.s engagé.e.s, nous avons pu mettre en évidence la variabilité des engagements en ne les écrasant pas par une lecture abusivement unifiante. Dès lors, les interprétations suggérées par les problématiques de l’antiféminisme dans le milieu syndical perdent de leur évidence..

2/ Ensuite, l’analyse rigoureusement chronologique de l’événement a révélé la singularité du féminisme de Marguerite Durand : empirique, stratégique et souvent en position de faiblesse. Nous avons ainsi découvert que le féminisme n’a quasiment jamais l’initiative, pendant l’affaire Berger-Levrault. Alors que La Fronde publie des comptes rendus et des prises de positions qui resignifient activement les gestes et les procédures dans lesquelles sont engagés Marguerite Durand, le Syndicat des Femmes Typographes et les Frondeuses, l’observation de la chronologie montre que l’engagement féministe dans l’Affaire Berger-Levrault ne surgit qu’en différé, dans une situation déjà agencée par des logiques extérieures au programme d’action de La Fronde.

Concrètement, le départ de femmes pour Nancy n’est pas une initiative de Marguerite Durand ou du Syndicat des Femmes Typographes mais une demande des patrons de Berger-Levrault liée au contexte de grève singulier qu’ils traversent. De même, la judiciarisation de l’affaire est la conséquence de la décision d’exclusion du Syndicat des Femmes Typographes de la Bourse du Travail. A Nancy et ensuite lors des procès, Marguerite Durand, La Fronde, le Syndicat des Femmes Typographes n’injectent du féminisme, ne s’emparent des situations qu’a posteriori et de manière intermittente. Cela ne minore pas la portée potentielle et réelle de la présence des femmes typographes à Nancy qui permet de conquérir la mixité et de l’égalité salariale dans les ateliers de typographie – objectif dans la droite ligne du programme de La Fronde. Mais la mise au jour du caractère clignotant, intermittent, inconstant de l’énoncé des arguments féministes motivant et soutenant l’action permet de comprendre plus finement les stratégies de défense, d’action ou de survie du type de féminisme lié à Marguerite Durand et à La Fronde, certes médiatisé mais encore fragile et très peu répandu.

Les descriptions souvent faites de l’affaire Berger-Levrault permettent mal d’imaginer qu’à Nancy par exemple, où arrivent les femmes recrutées par le Syndicat des Femmes Typographes, personne ne comprend que la mixité sexuelle à salaire égal installée à la faveur de la grève est une avancée féministe – et rien ne permet d’affirmer que les typotes elles-mêmes, singulièrement silencieuses, le perçoivent.

De même, lors des procédures judiciaires pour faire réintégrer le Syndicat des Femmes Typographes à la Bourse du travail, les arguments féministes s’absentent souvent des plaidoiries. Les questions procédurales ou de compétence et d’autorité du préfet sur la Bourse du Travail forment le fond des plaidoiries du Syndicat des Femmes typographes, bien plus que la légitimité du projet féministe.

Ce jeu d’apparition/disparition du programme féministe est stratégique et permet de facto la réintégration du syndicat féminin mais révèle également la position de difficulté du féminisme dans le débat.

Le souci de ne pas préjuger des identités et du sens des processus engagés ou subis nous a dès lors conduit à considérer l’affaire Berger-Levrault moins comme un affrontement féminisme/syndicalisme que comme une succession d’agencements plus ou moins tendus, qui s’organisent autour de diverses polarisations : polarisation patron/ouvrier classiquement organisée autour de revendications salariales ; polarisation hommes/femmes qu’articule évidemment la non mixité des deux structures investies (non mixité offensive et temporaire pour le Syndicat des Femmes Typographes / non mixité défensive et conservatrice de la Fédération du Livre) et activée par le refus de la fédération du Livre d’accueillir des femmes… Deux autres polarisations, moins repérées, nous semblent cruciales.

D’une part la tension entre « sarrazins » (ouvriers non grévistes) et « honnêtes ouvriers » révèle des problématiques sur l’identité des ouvriers du livre et la construction de valeurs partagées qui s’appuient, pour être valables, sur la figure d’un Autre – femmes et sarrazins. La figure du sarrazin, de la sarrazine – et c’est ainsi que sont surtout perçues les femmes à Nancy – désigne un site identitaire étonnant, de pure assignation, impossible à revendiquer, mais qui dessine, par transparence ou en négatif l’identité réelle ou fantasmée du locuteur, de celui qui dénonce ou décrit le sarrazin. Dans le cadre de l’affaire Berger-Levrault, la littérature antisarrazine constitue un accès très riche aux imaginaires des individus engagés dans la grève.

D’autre part, le conflit d’autorité entre la Bourse du Travail et la préfecture qui concerne l’autonomie syndicale vient, dans la dernière partie de l’affaire, complètement recouvrir les enjeux initiaux. Marguerite Durand parvient à instrumentaliser ce conflit exogène pour permettre au Syndicat des Femmes Typographes de recouvrer ses droits à la Bourse du Travail.

3/ Enfin, nous avons tenté de comprendre la nature du syndicalisme des femmes typographes sans l’assimiler a priori à un mouvement jaune ou bourgeois. La nature étonnante de l’influence concentrique de Marguerite Durand sur les syndiquées qu’elle organise, le monopole paradoxal de Marie Muller sur l’ensemble des activités syndicales et coopératives et l’originalité de l’expérience pionnière de ces femmes ont ainsi pu être mieux perçus.