Avrane (C.), Hélène Brion, une institutrice féministe

Hélène Brion, ce nom me disait quelque chose. J’avais entendu parler de ce procès où elle refusait d’être jugée pour des délits politiques alors qu’elle n’avait pas de droits politiques. Son nom était connu mais on n’en avait pas encore fait la biographie, et pour cause ! Il y avait, en apparence, beaucoup de textes sur elle et d’elle. La liste des références du fonds Brion de l’Institut Français d’Histoire Sociale était fort longue. Différentes bibliothèques, dont Marguerite-Durand, pouvaient compléter cette documentation. Mais cette documentation éparpillée, incomplète, est presque entièrement centrée sur la période de la guerre de 14-18. Il y avait de quoi se décourager mais comme je suis opiniâtre, je me suis entêtée ! 

Hélène est née le 27 janvier 1882 à Clermont-Ferrand. Son père est officier. Très jeune, elle devient orpheline et passe son enfance dans les Ardennes chez sa grand-mère. De cette enfance on ne sait pas grand chose, même pas le nom de cette grand-mère à laquelle Hélène semblait attachée. Par la suite elle fait des études à l’Ecole Primaire Supérieure Sophie Germain à Paris pour devenir institutrice. Son caractère apparaît déjà bien trempé.
Dans la petite brochure publiée par son amie Madeleine Vernet [1] au moment de son procès, elle cite le témoignage de Mlle Jeanne Brochard, une de ses enseignantes.
« Studieuse et désintéressée, elle aimait le travail pour le travail lui-même, plus que pour ses résultats, notes, points, etc… Sans la rechercher, elle jouissait de la sympathie de ses compagnes, même de celles qui, par leur éducation première, se trouvaient le plus différentes d’elle. Restée seule à Paris, à l’âge où les autres jeunes filles sont couvées par leur famille, elle vécut seule, absolument isolée, sans jamais se plaindre, ni sans réclamer une pitié contre laquelle sa fierté ombrageuse l’aurait fait se cabrer. Sa dignité instinctive fut toujours sa seule sauvegarde : privée des tendresses de la famille, elle fut obligée d’apprendre bientôt à se diriger seule dans la vie. »
Institutrice en 1905, elle s’inscrit tout de suite au syndicat naissant des instituteurs et institutrices [2] et au Parti socialiste, alors SFIO. Il faut dire que, malgré la loi autorisant les syndicats en 1884, il était interdit aux fonctionnaires de l’Etat d’en faire partie. Les dits fonctionnaires pouvaient se regrouper au sein d’amicales mais non se défendre au sein de syndicats. Quant aux fonctionnaires de gauche, ils étaient montrés du doigt comme de dangereux partageux, suite à l’écrasement de la Commune, pourtant survenu une trentaine d’année auparavant. Il ne faut donc pas voir l’engagement politique de Hélène Brion comme allant de soi, surtout dans le milieu enseignant.
Elle milite aussi dans toutes sortes d’organisations féministes et le féminisme va être le fil conducteur de sa vie [3] : Le Suffrage des Femmes , L’Union fraternelle des Femmes, La Fédération féminine universitaire, La Ligue pour le droit des femmes, L’Union française pour le suffrage des femmes, La Ligue nationale du vote et j’en oublie sans doute. Deux idées force dans ces organisations : les droits des femmes, mineures à l’époque aux yeux de la loi, même pas dignes d’être tutrices de leurs enfants – ce qui posera bien des problèmes pendant la guerre – et le suffrage des femmes.

Il faut se replacer dans l’atmosphère militariste et revancharde des années qui précèdent la Grande Guerre. Une partie de l’opinion et de la classe politique réclame la guerre, une autre, dont fait partie la SFIO, n’en veut pas. Elle croit à l’idée qu’une grève générale des deux côtés du Rhin bloquera une éventuelle mobilisation des travailleurs. Mais on connaît la suite, Jaurès est assassiné et l’Union Sacrée se fait sur sa tombe, la guerre est déclarée et il y a bien peu d’hommes qui refusent d’y aller. A ce moment-là, Hélène suit la majorité qui est belliciste, y compris à la CGT de Léon Jouhaux. Presque tout le monde est favorable à la guerre, la guerre du droit contre la barbarie allemande. On espère la paix, on la désire, on l’attend, mais seulement de la victoire, et les femmes ne sont pas les dernières à se rallier à la politique gouvernementale.
Une affaire avait déjà agité l’opinion publique avant la guerre : des instituteurs avaient eu l’idée d’envoyer une pièce de 5 F aux instituteurs mobilisés pour qu’ils n’oublient pas le syndicat pendant cette période et cela avait déclenché une campagne hostile de la part des journaux et une surveillance de la police.
Après le Congrès de Chambéry en 1912, Hélène rentre au comité confédéral de la CGT. Elle est secrétaire adjointe en janvier 1914 mais la guerre va précipiter son engagement. Avec la mobilisation, le bureau est réduit à sa plus simple expression : deux membres. Hélène devient « secrétaire général » par intérim et Loriot, trésorier, et elle ne se distingue pas par son pacifisme à cette époque. Le militantisme est réduit car de nombreux instituteurs sont mobilisés et les autres appelés à soutenir l’effort de guerre comme tous les Français. Mais en juin 1915, un fort courant pacifiste se développe et Marie Mayoux, plus tard condamnée comme Hélène, convoque une réunion du bureau, où Hélène défend les positions de la majorité. Deux mois plus tard, lors d’un congrès fédéral interdit par la police, elle se rallie à la majorité des instituteurs (qui est la minorité de la CGT) : « Je m’incline devant la majorité et j’appliquerai les décisions du congrès en faveur de la propagande pacifiste [4] ».
Cet engagement sera le sien jusqu’à la fin de la guerre et elle s’explique sous la plume de Louis Bouët, un de ses amis syndicalistes : « C’est vrai, j’ai cru, entraînée comme tant d’autres à la guerre du droit et de la justice ; mais je reconnais maintenant que je me suis trompée et je considère cette erreur comme la plus grande faute de ma vie ». Les militants pacifistes cherchent à se réunir sur le plan international. Une grande conférence a lieu en 1915 à Zimmerwald, en Suisse, une autre aura lieu à Kienthal, toujours en Suisse. Les militants français sont empêchés de s’y rendre, en particulier Hélène. Mais elle est en relation épistolaire avec de nombreux amis à ce sujet. Et elle continue à soutenir les publications interdites, à les faire circuler et à assister à des réunions qui ont lieu parfois dans des appartements privés pour déjouer les mouchards, qui y assistent tout de même puisqu’on a des rapports de police sur ces réunions. Malvy, le ministre de l’Intérieur, direction de la Sûreté Générale, reçoit non seulement des rapports de mouchards mais toutes les correspondances adressées à Hélène Brion. Elles ont été interceptées et certaines d’entre elles intégralement reproduites dans les rapports. « La militante Hélène Brion, institutrice publique à Pantin, secrétaire générale de la Fédération Nationale des instituteurs et institutrices publics, membre du Comité pour la reprise des relations internationales » et membre du « Comité de défense syndicaliste », reçoit de ses collègues des lettres dont certaines valent d’être notées », trouve-t-on dans un rapport de 1917 [5].
Aux réunions du Comité pour la reprise des relations internationales sont présentes un certain nombre de femmes. Par exemple le 24 octobre 1916, on trouve, entre autres, Marcelle Capy, journaliste auteure d’Une voix de femme dans la mêlée. Augustine Variot, membre du Comité d’action féminine socialiste pour la paix contre le chauvinisme … et un certain Léon Bronstein-Trotsky, journaliste russe. A propos d’une autre réunion, le rapporteur, qui signalait une fréquentation syndicaliste, anarchiste et révolutionnaire, ajoute : « Au cours de la réunion qui a eu lieu hier, la présence de 40 femmes environ a été constatée, dont la moitié appartient à la colonie russo-polonaise. Quelques isolées du groupe des femmes socialistes de Louise Saumoneau et du groupe des institutrices d’Hélène Brion, ainsi que des femmes de militants socialistes ou syndicalistes français composaient l’autre moitié. » Le domicile d’Hélène est perquisitionné le 26 juillet 1917. On n’y trouve pas grand chose, quelques tracts pacifistes, brochures et papillons, mais sa position à la CGT, son intransigeance et sa personnalité en font une coupable toute trouvée. Clemenceau, qui devient président du Conseil en novembre 1917, veut des exemples. Les rapports de la police se font plus violents : « Hélène Brion, institutrice à Pantin, femme de tenue négligée, hystérique de la parole et de la plume, qui stimule l’ardeur des camarades syndiqués sur tout le territoire. » Elle est arrêtée le 17 novembre et envoyée à la prison de femmes St Lazare. Après son arrestation, une assemblée générale de militants a lieu le 17 décembre 1917, on y fait son apologie, on lance un manifeste en sa faveur et une souscription. Mais en même temps, une campagne calomnieuse a lieu dans certains journaux très lus, comme le Petit Parisien et le Matin. On l’accuse, entre autres, de porter des pantalons.

Il serait peut-être temps, ici, de vous dire quelques mots sur sa vie privée, pour autant que l’on sache quelque chose. Hélène Brion, comme beaucoup de militantes socialistes, syndicalistes ou féministes, n’a rien laissé de précis à ce sujet. Seule une petite partie de son immense correspondance, à une époque sans téléphone, figure dans les dépôts d’archives, Fonds Marie-Louise Bouglé, Archives Nationales et Bibliothèque Marguerite Durand. En tout, j’ai pu recopier une vingtaine de courriers (cartes postales, pneus et lettres) plus ou moins longs échelonnés sur une trentaine d’années. Elle donne des rendez-vous ou les décommande, elle précise le calendrier de tournées en province, elle parle à mots couverts (tellement couverts qu’il est parfois difficile de deviner ce qu’elle veut dire) de ses activités et parfois apparaît un nom ou une allusion. Un petit livre sur l’histoire des femmes [6] la présente comme « ayant eu deux enfants avec un émigré russe », sans plus de précision. Ce fait est repris dans plusieurs biographies d’Hélène comme s’il était vrai, or il était faux. Pas de trace, nulle part, d’enfants et de vie de famille. Hélène enseigne et milite. Hélène est membre de l’Education Nationale à une époque où l’homosexualité n’était pas de mise, l’est-elle toujours plus maintenant, on peut se le demander ? Or il est plus que probable qu’elle a eu une ou plusieurs amies.
L’une d’entre elles apparaît dans les rapports de police, c’est Henriette Izambard, institutrice à l’école communale du Général Lassale, syndicaliste pacifiste, membre du bureau du Comité pour la reprise des relations internationales. Elle prête son appartement pour des réunions interdites à Hélène qui en a les clés. Elle la remplace comme secrétaire fédérale par intérim après son arrestation. Elle fait partie des femmes qui aident Hélène dans la confection de son Encyclopédie dont je parlerai plus loin. Un rapport de police ajoute qu’elle faisait partie des signataires de la protestation relative aux poursuites engagées contre Hélène et publiée dans Le Journal du Peuple le 19 novembre 1917.
Je sais encore moins de choses sur la seconde amie Marguerite Othon, mais dans les années 1937-38, toute une série de lettres d’Angelica Balabanoff [7], adressées à Hélène et Marguerite Brion, 1 rue Candale, à Pantin, sont présentes dans les dossiers de l’Encyclopédie. Une carte et une quinzaine de lettres sont envoyées par cette extraordinaire amie russe, ancienne militante révolutionnaire qui a connu Lénine en Suisse puis en Russie en février 17. Elle a ensuite fréquenté les socialistes italiens après avoir fui la Russie devenue rapidement intolérante et rencontré un certain Mussolini, alors militant socialiste. Par la suite, elle est retournée en Suisse, a séjourné en France puis aux Etats-Unis et a terminé ses jours, complètement oubliée, en Italie. Angelica écrit en 1938 : « mes chères camarades et amies, un petit souvenir de la soirée si agréable et touchante que j’ai passée chez vous ». Dans ce dossier de lettres reçues figure un brouillon de lettre de la main d’Hélène. Cette lettre a-t-elle été envoyée ? Je ne sais. Cette missive est plus intime, plus chaude et laisse entrevoir une femme sensible et chaleureuse qui se camoufle la plupart du temps dans les lettres envoyées à ses amis militants syndicalistes ou socialistes :
« Paris le 28/5/1922
Ma bonne, ma chère, bien chère Angélica,
Quel battement de coeur à la vue de Rosalie brandissant cette lettre et criant : une lettre d’Angélica, une lettre d’Angélica ! Bondir de ma chaise avidement, sautant par-dessus les mots pour arriver plus vite au bout et savoir, savoir tout ce qu’elle disait ne fut l’affaire que d’un clin d’oeil. Puis je la relus lentement, attentivement et une grande tristesse fit place à la première joie, en apprenant que vous êtes si malade, que vous êtes si près et cependant trop loin pour que je puisse vous voir. Je me revis à Moscou, près de vous, je revécus en pensée les bonnes, si bonnes journées passées ensemble, mon coeur se serra et j’eus mal, bien mal quelque part au fond de moi-même. Angélica ! que je voudrais vous revoir, que j’aurais besoin de vous revoir. Ne serait-ce qu’une journée, une seule. La passer toute entière près de vous, vous raconter tout, tout ce dont je suis si pleine puis tranquillement, attentivement presque religieusement, vous écouter, comme je le faisais à Moscou et laisser entrer, pénétrer en moi vos bonnes paroles si pleines d’expérience, d’indulgence qui sont si bien ce qu’elles doivent être pour vous rendre meilleur et pour vous redonner du courage. »

Le procès a donc lieu en mars 1918. La période est mal choisie pour l’accusée car la guerre traîne en longueur, les Américains commencent tout juste à arriver et les Russes, en signant la paix de Brest-Litovsk en mars 18 précisément, renvoient à l’Ouest les troupes allemandes qui les combattaient.
Peu de temps auparavant les époux Mayoux et leur fils âgé de 12 ans ont déjà été jugés et condamnés par un tribunal [8] pour avoir diffusé des textes pacifistes, dont une brochure intitulée Les instituteurs pacifistes et la Guerre et avoir collé des petits papillons proclamant : « Assez d’hommes tués, la Paix ! » ou « La Paix sans annexions, sans conquêtes, sans indemnités ». Ils faisaient partie de ces instituteurs qui avaient protesté contre l’envoi d’un opuscule violemment anti-allemand, Leurs crimes, que les enseignants devaient lire avec leurs élèves. Ils aggravent leur cas en contrevenant à la loi de 1881 sur la presse et à l’ajout du 5 août 1914 concernant « les informations ou articles de nature à renseigner l’ennemi ou à exercer une influence fâcheuse sur l’esprit de l’armée et des populations ».
Ces mêmes lois vont être invoquées pour Hélène mais ce qui va rendre le procès public et, comme nous dirions aujourd’hui, médiatique, c’est qu’elle va être jugée, non par un tribunal civil, comme ses amis, mais devant le Premier Conseil de Guerre, ce qui n’était jamais arrivé auparavant. A situation exceptionnelle, traitement exceptionnel [9]. Dans ce procès, elle a un co-accusé Mouflard, un soldat qui est son filleul et qui est suspecté d’avoir fait circuler de la propagande pacifiste au front. Les débats durent plusieurs jours et il y a de nombreux témoins à charge et à décharge. Des témoins de « moralité » comme Séverine, Jean Longuet, député et petit-fils de Marx, Marthe Bigot ; institutrice qui s’accuse courageusement d’avoir répandu les mêmes textes qu’Hélène et donc de mériter la même peine, Nelly Roussel, vice-présidente de l’une des associations auxquelles Hélène appartient, l’Union fraternelle des femmes, et bien d’autres. Je cite seulement un extrait des réponses de Séverine, tout de noir vêtue depuis que la guerre a commencé : « Je me suis livrée à une enquête sur Hélène Brion. J’ai connu sa vie : elle est superbe, mais elle était très pénible ; j’ai appris son désintéressement, son courage, son dévouement et elle m’a rappelé beaucoup une autre femme que j’ai connue et qui a été très calomniée aussi, qui a souvent passé devant la justice de son pays, qui a été envoyée neuf ans au bagne et dont la statue se dresse à Montmartre, c’était Louise Michel… »
Le cinquième jour, l’accusée lit un long texte qu’elle a préparé pour sa défense. J’en extrais d’abord le début :
« Je comparais ici comme inculpée d’un délit politique : or, je suis dépouillée de tous droits politiques (…). La loi devrait être logique et ignorer mon existence lorsqu’il s’agit de sanctions autant qu’elle l’ignore lorsqu’il s’agit de droits. Je proteste contre son illogisme. Je proteste contre l’application que l’on me fait des lois que je n’ai ni voulues, si discutées ».
Elle met ensuite en avant son militantisme féministe qui préexiste aux années de guerre. « Je suis ennemie de la guerre parce que féministe, la guerre est le triomphe de la force brutale ».
Elle conclut : « La violence me répugne, je ne l’ai jamais exercée, ni conseillée. C’est pour mettre fin à son règne en ce monde que j’ai fait toujours et en toutes circonstances appel aux femmes et comment cent fois, dans mes écrits et dans mes paroles, j’ai repris ce mot de Victor Considérant : « Le jour où les femmes seront initiées aux questions sociales, les révolutions ne se feront plus à coup de fusil ».
Après le réquisitoire vient la plaidoirie de la défense, moins brillante que l’exposé d’Hélène mais qui insiste sur certains points, en particulier sur le fait que les brochures incriminées n’étaient nullement clandestines, qu’elles circulaient depuis longtemps et qu’on aurait pu arrêter leurs auteurs, certainement connus de la police, plutôt que sa cliente :
« Ces brochures […] ont toutes été imprimées à Paris ; c’était là secret de Polichinelle. Il ne s’est pas tenu une réunion de socialistes où l’on n’ait distribué ces brochures à foison. Si elles étaient répréhensibles, pourquoi ne les avez-vous pas entravées ? Etes-vous donc à ce point désarmés ? Vous avez la loi sur l’état de siège, la police est à vos ordres et vous n’avez rien fait ? Si cette propagande est vraiment coupable, vous êtes plus coupables que ma cliente. »
Le jugement condamne Mouflard à six mois de prison avec sursis et Hélène à trois ans de prison avec sursis. Elle sort donc libre, libre mais l’Education Nationale la met dehors. Radiée de l’Education Nationale, réintégrée seulement en 1925 sous le Cartel des Gauches comme le couple Mayoux, condamné pour les mêmes causes, Hélène dirige une école maternelle. Elle s’occupe aussi de l’Orphelinat Ouvrier qu’elle a créé avec Madeleine Vernet, sa grande amie avec laquelle elle va se fâcher par la suite.
Au syndicat, les hommes, démobilisés, sont revenus. Elle se retrouve à une place subalterne, elle ne milite plus. Elle crée sa revue, La Lutte Féministe qui paraît pendant trois ans, puis s’intéresse de plus en plus au spiritisme. Il y a quelques revues spiritistes dans ses archives et elle fait allusion à ce goût dans son courrier.
Elle fait un rapide passage au PCF, de 1920 à 1921, pour autant que les dates soient exactes. Elle a écrit un livre jusqu’ici inédit pour raconter son voyage en Russie : Choses et gens de Russie Rouge. C’est un livre de propagande qui semble presque incroyable de naïveté et de foi communiste quand on connaît l’esprit critique de cette femme. Mais elle n’est pas la seule à l’époque et la Russie a été si attaquée dans les pays occidentaux, y compris militairement, qu’elle ne fait que la défendre.
Voici ce qu’elle dit, entre autres, dans la conclusion : « Ceux et celles qui ont erré ainsi sur tous les grands chemins du monde, évadés de Sibérie, expulsés de tous les pays d’Europe, traqués par toutes les polices, ceux qui ont été, suivant la jolie expression d’Ivan Stramik, les Mages sans Etoiles, portant sans cesse au fond de leur regard la nostalgie douloureuse d’une patrie meilleure, ceux-là sont à l’heure actuelle les citoyens et citoyennes souverains du seul pays au monde où il fasse bon vivre, où il fasse bon être heureux parce qu’on n’y sent pas son bonheur fait du malheur et de la spoliation des autres [10] ».
Le reste du livre est enthousiaste et aveugle sur le drame qui commence – ou qui continue ? – ; elle parle sans cesse des privations mais les croit passagères. Quant à la liberté du peuple, elle n’a pu en voir que ce qu’on montrait aux militants communistes invités de la Troisième Internationale. Un certain nombre de textes de ce livre ont paru dans La Lutte Féministe et d’autres journaux mais certains sont encore inédits. A-t-elle essayé de le publier puis a-t-elle changé d’avis ? Sans doute a-t-elle appris autre chose quelques mois après son voyage car elle n’est pas restée longtemps au PCF. Les femmes ont d’ailleurs très vite quitté le navire quand elles se sont vues renvoyées à leurs tâches traditionnelles, mais ceci est une autre histoire.

J’ai évoqué plus haut une Encyclopédie à laquelle elle a travaillé toute sa vie et qui n’a jamais été publiée, même en extraits.
Dès avant la guerre et surtout après Hélène Brion se lance dans une monumentale et inachevée Encyclopédie féministe. Aujourd’hui encore, ce travail énorme de fourmi ardente et passionnée reste inédit dans les rayonnages des Archives et de la Bibliothèque Marguerite Durand. Personne n’a entrepris – et est-ce faisable ?- de publier les dizaines de cahiers d’écolière sur lesquels elle a tracé quelques notes, biographies, collé des coupures de journaux et des cartes postales. L’entreprise était gigantesque et elle n’en est pas venue à bout. Sans sources ni origine des documents cités et des articles collés, avec une classification plus que fantaisiste et un ordre alphabétique tantôt au nom de femme, tantôt au prénom, l’Encyclopédie de Hélène demeure un mystère.
A la main, sur le premier volume conservé à la BMD [11], il y a une préface qui fait remonter l’idée du travail à 1902. En juillet 1912, à l’encre bleue, elle écrit :
« L’oeuvre, je le sais, n’est pas à la hauteur de son titre. Mais si je voulais attendre qu’elle soit au point, ma vie entière passerait sans que ceci sorte d’un tiroir. Aussi mieux vaut ne pas attendre ! D’ailleurs je ne puis, seule, mener à bien une pareille tâche ; et le meilleur moyen de trouver de l’aide est de commencer et de montrer ce que l’on peut faire sans autre mise de fonds que la bonne volonté ».
Suit la liste des amis à qui elle a prêté le volume.
Voici un exemple d’article : « Sauvés par une femme » – New York, le 19 avril (ni date ni titre du journal). Miss Alice Leader, doctoresse en médecine à New York, se trouvait dans la même chaloupe que la comtesse de Rothes.
Elle raconte que la comtesse, très experte à manoeuvrer l’aviron, s’étant aperçue que les hommes étaient fort maladroits, prit le commandement de la chaloupe, et avec plusieurs autres femmes se mit à ramer, pendant que les malheureux stewards et les commis du bord restaient tranquillement assis à l’extrémité de la chaloupe. (Havas). Une mention en début d’un cahier en juillet 1950 (alors qu’elle travaille à son oeuvre depuis près de 40 ans) : « J’ai commis une lourde faute dans ce bouquin, en répertoriant les femmes au nom de leurs maris ou de leurs pères. Je me suis aperçue bien vite que le seul nom qui soit personnel à la femme est son prénom (souligné) ; trop de femmes, d’ailleurs, sacrifient même leur prénom sur l’autel du sacré mariage et au lieu, par exemple de Mme Lucie Machin se font appeler Mme Robert Chose – tant l’esprit de servilité est encore grand chez les femmes ».
Et après ? C’est bien là le grand mystère et ce qui fait qu’on ne pourra sans doute jamais reconstituer totalement la vie d’Hélène Brion. Il est impossible d’en savoir plus. Elle habite toujours Pantin. Pendant la seconde guerre, elle est dans les Vosges où elle continue son Encyclopédie. Son amie Madeleine Pelletier lui lègue ses archives. Enfermée pour avoir fait des avortements, celle-ci meurt en 1939, probablement de mauvais traitements dans un asile psychiatrique. Elle-même meurt en 1962, complètement oubliée.

Pour essayer de combler ces manques dans la documentation, je me suis attaquée à la recherche de documents qui auraient pu échapper aux dépôts d’archives. J’ai téléphoné à la maison de santé où elle est décédée, à Ennery, près de Cergy. Impossible d’avoir le dossier médical, mais je n’en demandais pas tant ! Après un certain nombre de coups de fil, j’ai fini par avoir le directeur qui m’a dit que les archives du début de la maison avaient sans doute disparu et m’a fait comprendre qu’il ne ferait rien pour les rechercher dans la cave. La mairie me fit meilleur accueil, elle garde la trace de l’enterrement civil et du corps mis dans le carré des indigents, c’est-à-dire la fosse commune, puis dans un caveau trentenaire payé par un certain René Cholet, instituteur dans les Ardennes [12]. J’ai alors passé un certain temps sur le minitel et passé tout autant de coups de téléphone. Je suis finalement tombée sur la fille de ce monsieur qui habite Charleville.
Elle est prof d’anglais en congé longue maladie. Son père est décédé il y a cinq ans et elle et son frère ont vidé tout ce que sa maison contenait, y compris ses archives ! « C’était des vieux papiers, nous ne pouvions pas trier car il fallait vider la maison qui était vendue, le plus vite possible. De toutes façons, cela ne pouvait servir à rien, c’était trop vieux ».
Quatre tombereaux ont donc vidé les papiers du grenier à la décharge !
Impossible de revenir en arrière mais elle a senti ma déception. Son père avait déposé les documents qui sont actuellement à l’Institut Français d’Histoire Sociale. Il a trié, c’est évident, ce qu’il considérait comme utile à la mémoire d’Hélène et gardé chez lui le reste : photos, carnets personnels auxquels il est fait allusion lors du procès, notes de lectures, brouillons de lettres, carnets d’adresses et lettres reçues. Pendant la guerre, Hélène Brion avait recueilli ce cousin et sa femme chez elle et il lui en a toujours été très reconnaissant. C’est pour cela qu’il a acheté un emplacement dans le cimetière d’Ennery (95) où elle est décédée le 31 août 1962.
Il est probable que le cousin était du côté de la grand-mère qui l’a élevée. Maternelle ou paternelle ? Qu’importe tout cela, c’était il y a plus d’un siècle et les témoins ont disparu. J’irai quand même voir, évidemment.
Et aujourd’hui ? Hélène Brion est bien oubliée, sauf de quelques féministes qui gardent le souvenir d’une femme courageuse, généreuse et constante dans ses choix politiques. Après la guerre de 14-18, sa radiation de l’Education Nationale, sa mise à l’écart des structures syndicales pour lesquelles elle avait tant lutté et sa déception face au côté timoré des mouvements féministes auxquels elle appartenait lui ont sans doute tourné un peu la tête. Il n’est pas une lettre où elle ne parle du spiritisme et de la présence des morts parmi nous [13]. Elle continue tout de même à militer, elle écrit en novembre 1944 à une des nouvelles élues de l’Assemblée Constituante [14] pour lui demander de faire en sorte que les femmes aient une tribune plus importante que celle qu’on leur offrait et pour que les interventions des députées soient mieux diffusées. Elle s’intéressait donc toujours au féminisme comme en témoigne son travail jamais achevé sur son Encyclopédie.

Je me plais parfois à rêver qu’il existe quelque part un ensemble de lettres qui me permettraient de remplir les trous d’ombre de cette vie si dure, si aride, dont la seule joie semblait l’idée d’améliorer le sort des femmes. Mais je suis réaliste et je constate à quel point c’est difficile d’écrire l’histoire des femmes !

 
Colette Avrane, « Hélène Brion, une institutrice féministe »
Extrait du Bulletin Archives du féminisme, n° 5, juin 2003

 Notes

[1] Hélène Brion, une belle conscience et une sombre affaire, éditions d’Epône, 1918, p.16-17

[2] Louis Bouët, Les pionniers du syndicalisme universitaire, éditions de l’Ecole Emancipée, s.d.

[3] Irène Corradin, Jacqueline Martin dir., Les femmes , sujets d’histoire, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1998.

[4] Rosmer Albert, Le mouvement ouvrier pendant la guerre, t. 2, De Zimmerwald à La Révolution Russe, Paris 1936, Fac-similé, 1993.

[5] Archives Nationales, rapports de police, AN F/7/13575.

[6] Les Femmes sujets d’histoire, op. cit.

[7] Encyclopédie Féministe, IFHS aux AN, 14 AS 183(4)f

[8] François et Marie Mayoux, Notre Affaire, L’Avenir Social, Epône, 1917.

[9] Revue des causes célèbres politiques et militaires, n° 5, mai 1918, repris par Huguette Bouchardeau dans La Voix féministe, Paris, Syros, 1978.

[10] Choses et gens de Russie Rouge, 1920-21, texte manuscrit en partie publié dans La Lutte Féministe.

[11] Bibliothèque Marguerite Durand, 7 volumes reliés de l’Encyclopédie Féministe.

[12] Mairie d’Ennery, Val d’Oise, registre des décès, 1962.

[13] Par exemple, lettre du 15/6/1923 aux Bouët, « Comment va le spiritisme ? » AN, IFHS 14AS 450.

[14] Lettre à la députée Marianne Verger, 30.11.44, BHVP, Fonds M.L. Bouglé.