Karnaouch (D.), Féminisme et laïcité, 1848-1914

« N’est-il pas naturel que [les institutrices] aillent vers le prêtre qui les flatte et les enjôle ? […] Tandis que vous leur fermez vos réunions publiques et que vous les excluez de la vie sociale, l’Eglise leur ouvre ses portes toutes grandes […]. Mais quand l’Eglise au nom de ses dogmes veut empêcher la lumière de se faire dans les esprits et barrer la route au progrès, il est de notre devoir de lui tenir tête. […] Vous avez raison de réclamer des éducateurs un enseignement vraiment laïque ; s’ils ne jugent pas les événements historiques, impartialement en toute indépendance, ils sont indignes de la mission que la République leur a confiée. [1] » Marguerite Bodin, 1905.

L’aperçu proposé dans cet article est historique. Il ne s’agit en aucun cas du rapport philosophique entre féminisme et laïcité avec leur signification actuelle. Au XIXe siècle, ni l’un ni l’autre mot ne figurent au Grand dictionnaire Larousse. Dans le Nouveau dictionnaire de pédagogie, Ferdinand Buisson souligne la nouveauté des deux termes [2]. L’idée laïque et le féminisme se manifestent à partir de la moitié du siècle et entre 1870 et 1914 se déploient simultanément le militantisme féminin et la lutte politique de la République française pour la laïcité, dont le point fort est la Séparation de l’Eglise et de l’Etat en 1905. Y a-t-il interférence ? Insistons sur le fait qu’en une quarantaine d’années le sens des deux mots a évolué et qu’il nous faut suivre cette évolution.

Après l’idée de laïcité, apparue en France au XVIIIe siècle, un corps d’enseignantes se constitue progressivement au XIXe siècle. L’idée laïque court en France depuis le Siècle des Lumières : matérialisme contre spiritualisme et liberté contre tyrannie de l’Eglise. Depuis la Révolution de 1789, la lutte de pouvoir entre l’Eglise et l’Etat est patente, posant la question de la séparation. C’est également depuis la Révolution qu’on affirme le droit à l’instruction pour les femmes. Ce droit leur est concédé avec réticence puisqu’on veut surtout les ”éduquer”. Les gouvernants de la IIIe république ne changent pas d’optique, recommandent toujours Fénelon comme pédagogue et prennent Madame de Maintenon comme exemple. Après 1815, la pensée laïque se développe d’abord chez les universitaires avec comme chef de file Edgar Quinet. Un éventail de tendances s’y rallie, porté par des catholiques républicains, des déistes, prônant une religion naturelle, des protestants libéraux, les plus chauds partisans de la séparation de l’Eglise et de l’Etat et des libres-penseurs souvent guidés par un fort anticléricalisme. Ces derniers prennent une importance grandissante au fur et à mesure qu’on avance dans le siècle. Rappelons que les femmes n’ont pas accès à l’Université. Mais deux Françaises s’affirment comme des théoriciennes du féminisme : Julie-Victoire Daubié née en 1824 et Clémence Royer née en 1830. Toutes deux se rattachent à la pensée laïque. Il faudrait ajouter les nombreuses journalistes. Comme la discrimination intellectuelle a continué, on a ainsi analysé la laïcité uniquement d’après les écrits des hommes. Parmi ceux-ci, des penseurs protestants qui tentent une synthèse féminisme-laïcité. Parallèlement aux idées exprimées dans des textes ou des cours à la Sorbonne, les enseignantes prennent leur place dans les écoles françaises. Au XIXe siècle, deux métiers (traditionnellement exercés par des religieuses) sont concédés aux femmes : soignantes et enseignantes. Les soignantes, surtout des sages-femmes, sont isolées alors que les enseignantes sont groupées dans les établissements scolaires au fur et à mesure que se développe l’idée dix-septiémiste d’une « éducation des femmes par les femmes » [3]. Après la Révolution en se différenciant des religieuses, tenues pour réactionnaires, elles sont propulsées dans la laïcité en même temps que dans le féminisme puisqu’elles sont les premières à former un corps. La loi Guizot de 1833 crée pour les filles un enseignement public et les congréganistes que les révolutionnaires avaient chassées réinvestissent le terrain. Deux facteurs vont alors mettre en scène les institutrices laïques. Le premier facteur est l’apparition des salles d’asile. Des philanthropes protestantes comme Adélaïde de Pastoret puis Eugénie Mallet fondent, gèrent puis multiplient dans les grandes villes des maisons qui accueillent les petits enfants. Il s’en suit la création d’un vrai corps d’institutrices, directrices et inspectrices. La plus notable est Marie Pape-Carpantier, directrice de salle d’asile à La Flèche et au Mans, inspectrice puis chargée à Paris en 1847 de la direction de l’ Ecole normale de salles d’asile. Elle édite plusieurs manuels et en 1862 elle publie dans le journal L’Economiste une série d’articles sur “La question des femmes” où elle déplore que les facultés intellectuelles féminines ne soient pas cultivées et traite du travail des femmes. Le ministre de l’Instruction publique Victor Duruy lui demande de faire des conférences à la Sorbonne pendant l’exposition de 1867. Le deuxième facteur est la révolution de 1848 et la proclamation de la Deuxième République. En 1849, un maître d’école lance un appel à ses collègues pour réformer l’enseignement. “L’Association fraternelle des instituteurs, institutrices et des professeurs socialistes” établit un programme d’enseignement, reprenant certaines idées de Condorcet. Pauline Roland y a une part éminente. Militante féministe parmi d’autres, elle est l’animatrice à la fois de l’Union des associations ouvrières et de l’association d’instituteurs. La déclaration de principe proclame l’égalité parfaite de l’homme et de la femme, l’unité du genre humain et l’adhésion à la République. Les termes de liberté, égalité, fraternité sont à la base d’un catéchisme socialiste. En 1848, une protestante, Elisa Lemonnier, en voulant donner une formation aux ouvrières des Ateliers Nationaux jette les bases d’un enseignement professionnel féminin laïque.

Avec l’avènement du Second Empire commence la répression des enseignants, obligés de prêter serment, qu’ils soient universitaires ou instituteurs des deux sexes. Les penseurs laïques se réfugient en Suisse où naît le mouvement féministe européen. Dès 1859, Clémence Royer enseigne à Lausanne un cours de philosophie pour les femmes et en 1862, elle traduit le livre de Darwin L’Origine des espèces, livre que le monde catholique considère comme une provocation. Opposé à l’Empire et refusant le serment, Ferdinand Buisson émigre en Suisse. Parmi les protestants qui sont dans son cas, c’est lui qui intervient le plus dans les questions féministes. Suivre la longue carrière de Ferdinand Buisson jusqu’à ce qu’il se fasse à la Chambre et dans ses écrits le défenseur le plus ardent du vote des femmes est un fil conducteur pour traiter « Laïcité et féminisme ». Il devient professeur de littérature comparée à l’académie de Genève dans les années 1860. C’est une controverse religieuse avec des pasteurs calvinistes qui révèle sa pensée laïque, influencée par Jules Barni et Edgar Quinet. Il est rejoint en Suisse par Jules Steeg et Félix Pécaut. Il s’élevait alors contre le cléricalisme protestant et envisage dans ses cours la formation d’une nouvelle église. En 1869, il écrit Le Manifeste du christianisme libéral et ses lettres à Edgar Quinet ou à Victor Hugo témoignent que derrière son combat contre l’évangélisme en Suisse, se cache un combat d’avant-garde contre le catholicisme français. Il glisse d’une volonté de réformer le protestantisme à une pensée très proche de celle des libres-penseurs. Il ne renie jamais pourtant la croyance en Dieu. Primordiale à ses yeux, la religion est l’affaire de tous mais il faut la séculariser et la séparer de la théologie. Il veut supprimer l’histoire sainte de l’enseignement et la remplacer par l’histoire de l’humanité. Pour lui, le protestantisme ultralibéral débouche sur la laïcité. Les idées de Ferdinand Buisson peuvent être comparées à celles du théoricien du féminisme suisse Charles Secrétan à la chaire duquel il a succédé. Celui-ci, dans Discours laïques (1877), expose une philosophie de la liberté basée sur une morale déiste, en opposition au positivisme d’Auguste Comte. Onze ans plus tard, il écrit successivement Les Droits de la femme et Les Droits de l’humanité (1888). De la morale de la liberté, Charles Secrétan est passé au féminisme. C’est aussi en Romandie en 1868 que naît le féminisme européen. Au départ, l’appel de la Suissesse Marie Goegg dans le journal Les Etats-Unis d’Europe, organe de la Ligue pour la paix et la liberté « [Les femmes] refoulaient la voix intérieure qui les poussait vers les livres et écoutaient la voix du prêtre qui leur apprenait une seule chose, la résignation », écrit Marie Goegg. Cette déclaration anticléricale est le reflet du reproche fait à l’instruction donnée alors aux fillettes par les religieuses, majoritaires en France chez les institutrices. En effet c’est la situation française qui est observée et la réunion fondatrice à Genève de la première association internationale des femmes est en étroite liaison avec le journal Le Droit des femmes, pour lequel la transformation de l’école est la clef de toute réforme sociale. Les deux directeurs de ce journal, Maria Deraismes et Léon Richer, qui créent la première association féministe française depuis 1848, sont tous les deux libres-penseurs. Que se passe-t-il alors en France ? A la fin du Second Empire, un premier affrontement entre catholiques et partisans de la laïcité est mené par l’archevêque d’Orléans Félix Dupanloup quand Victor Duruy crée des cours secondaires de jeunes filles. Félix Dupanloup, devenu député, sera le plus farouche adversaire de la loi Camille Sée. En 1866, Jean Macé fonde la Ligue de l’enseignement qui œuvre pour un enseignement laïque. Malgré la répression, les femmes sont présentes dans les réunions publiques parisiennes à partir de juillet 1868. Elles n’ont pas de politique commune mais une idée les rassemble : la nécessité de l’éducation. Pour André Léo, la plus déterminée, il faut arracher les enfants à l’illogisme et à la superstition des religieux enseignants. Paule Minck déclare que « l’Eglise n’a fait qu’avilir la femme ». Dès avant le siège de Paris en octobre 1870 se réunit la Commission de l’enseignement chargée d’examiner les questions de la réforme de l’instruction primaire. Clarisse Coignet, rapporteur à la « commission des dames » composée d’institutrices dont certaines avaient refusé le serment à l’Empire, ne prononce pas le mot laïque mais demande un enseignement gratuit et obligatoire pour les filles comme pour les garçons et vante les mérites de la mixité scolaire dans les écoles de campagne. Elle s’appuie sur des études d’éducation comparée qui avaient décrit les expériences étrangères de coéducation en Amérique et en Europe. Les institutrices de la Commune de Paris reprennent en mars 1871 le flambeau de Pauline Roland et veulent une nouvelle pédagogie pour les enfants de la classe populaire. Dans la Société d’éducation nouvelle et la Commission d’enseignement – à part au moins égale avec les instituteurs – elles proposent un enseignement laïque . Même si, femmes, elles n’ont pas le droit de faire les lois, les institutrices en place chassent les congréganistes, enlèvent crucifix et signes religieux et les remplacent par l’inscription « Liberté Egalité Fraternité ». Des femmes qualifiées et sans emploi s’inscrivent à l’Hôtel de Ville pour pouvoir enseigner. Après la défaite militaire et l’écrasement de la Commune, la droite est au pouvoir. Ce n’est plus l’Empire mais pas encore tout à fait la République. L’Ordre moral révoque des libre-penseuses, comme Marie Bonnevial, qui doit s’exiler, et Marie Pape-Carpantier, qui perd son poste de directrice d’école normale.

Le premier congrès féministe international est convoqué par des libres- penseurs. Les lois laïques sont promulguées alors que les féministes ne sont pas encore structurées. Léon Richer organise le Premier congrès international des femmes à Paris en 1878 dans l’esprit de l’appel de Marie Gœgg et du bulletin genevois La Solidarité. Journal international des intérêts féminins qui paraît de 1872 à 1879. Cette publication quoiqu’ à tirage limité est le témoin de la continuation d’un féminisme européen après l’appel de Marie Gœgg. Le siège central est maintenant à Berne et les comités locaux en Allemagne, Alsace-Lorraine, Angleterre, France, Italie et Suisse. Au congrès, Eugénie Pierre, la femme de Charles Potonié, historien pacifiste (un des militants français de la Ligue pour la paix et la liberté) fait un exposé sur les problèmes d’enseignement. Elle conclut en disant qu’il n’y a qu’un remède à l’insuffisance d’instruction : ouvrir des écoles, décréter l’instruction gratuite et obligatoire. Elle précise qu’il s’agit d’une instruction laïque, dégagée des dogmes d’un culte quelconque. Dans l’école future régnerait la liberté de conscience pour tous, l’enseignement libéral et l’enseignement intégral : un enseignement faisant appel à toutes les facultés manuelles sensorielles et intellectuelles de l’enfant. Eugénie Pierre est dans la continuité des institutrices féministes de 1848 et de la Commune. Mais les discours féministes laïques sont vite dépassés par l’action gouvernementale. Quelques mois après le congrès féministe, la démission du président Mac-Mahon et l’élection de Jules Grévy entraînent un changement. Les républicains enfin au pouvoir votent les libertés publiques (liberté de la presse et liberté d’association) et engagent une politique anticléricale. En 1879, Paul Bert rend obligatoire l’entretien pour chaque département d’une école normale de filles qui préparera des institutrices. La loi Camille Sée, en décembre 1880, institue un enseignement secondaire public féminin. La bataille est engagée par les républicains pour évincer les congréganistes. Jules Ferry, ministre de l’Instruction publique en 1879 et président du conseil l’année suivante, avait dit clairement qu’il fallait enlever l’enseignement des filles à l’Eglise. Comment les féministes réagissent-elles à l’arrivée d’un enseignement féminin laïque ? Hubertine Auclert, directrice de La Citoyenne, est engagée alors dans un énergique combat suffragiste. En 1878, elle avait exprimé au Congrès son avis par une lettre, mettant en avant l’obtention pour les femmes des droits politiques, parce que, pensait-elle, un peu plus d’instruction ne suffirait pas à bouleverser les choses. Sur les lois laïques elle s’exprime dans son journal en 1881. Elle est très critique vis-à-vis des lycées de filles qui de toute manière, ne préparent pas au baccalauréat, clé de toute progression universitaire. Le gouvernement, au lieu de dépenser de l’argent pour construire des lycées dans les départements, ferait mieux d’ouvrir aux filles les lycées de garçons. Hubertine Auclert marque à cette occasion sa préférence pour la coéducation. Elle se félicite par contre de la création des écoles normales d’institutrices : les pouvoirs publics avaient décidé enfin – dit-elle- de préparer les éducatrices à un enseignement « dénué de tout mysticisme ». Les lois établissant la laïcité n’avaient pas été établies sans difficulté. Dans la grande presse, conservateurs et progressistes s’affrontent violemment, puis le conflit s’apaise progressivement. Construire une morale laïque devient primordial pour le ministre, s’en référant à Ferdinand Buisson. Morale pour les garçons ou pour les filles ? Pour les garçons, la morale est associée à l’esprit de patriotisme et à l’amour de la République. Pour les filles – en aucun cas des citoyennes -, on veut façonner non une morale laïque mais une façon laïque d’enseigner la morale. Il n’est pas question que l’instituteur devienne professeur de philosophie ou professeur de religion, a fortiori pas l’institutrice (les femmes restent interdites d’apprentissage théologique même quand on leur ouvre toutes les autres facultés littéraires et scientifiques). Ferdinand Buisson devenu directeur de l’enseignement primaire en 1879 appelle Félix Pécaut à enseigner à l’Ecole normale supérieure de filles de Fontenay-aux-Roses. Les penseurs protestants élaborent la laïcité. Les féministes françaises sont encore éparpillées. Les libres-penseurs sont toujours influents et cherchent (sans beaucoup de succès) des alliances auprès des socialistes et des francs-maçons mais plusieurs autres courants se manifestent. En 1889, au moment de l’exposition universelle pour le centenaire de la Révolution, on envisage de convoquer un congrès international de femmes. Officiel, il serait présidé par le sénateur Jules Simon. Maria Deraismes et Léon Richer s’y opposent parce qu’il s’était prononcé contre le travail des femmes. On réunit donc deux congrès. En juin, le Congrès international de la condition et du droit des femmes qu’on a qualifié de « libre-penseur » ou de « socialiste » se tient sous la présidence de Clémence Royer. Dans son discours introductif, elle insiste sur la nécessité de donner aux filles une instruction scientifique. Pourquoi, à ce congrès, n’y a-t-il pas de section pédagogique ? C’est certainement dans un but d’apaisement. La violence au Parlement et dans la presse au moment du vote des lois laïques était encore présente. Lorsque des problèmes d’éducation sont évoqués, on s’empresse de dire qu’ils sont du ressort des réunions pédagogiques Pourtant la laïcité est sous-jacente dans la section Morale, particulièrement dans l’exposé sur la coéducation de Virginie Griess-Traut, une fouriériste, comme Eugénie Pierre, une des premières militantes de la Ligue internationale de la paix et de la liberté. Elle défend les écoles de campagne et la coéducation. Elle souligne que ce n’est pas seulement un système pédagogique mais une question sociale et morale « touchant aux intérêts de la jeunesse et des familles ». En juillet, se réunit le congrès officiel, premier congrès des Œuvres et institutions féminines sous l’égide de la protestante Sarah Monod et sous la présidence de Jules Simon. Celui-ci n’était pas protestant et avait déjà derrière lui une longue carrière d’homme politique et d’idéologue qui avait aussi refusé le serment à l’Empire. Il s’était intéressé au sort des ouvrières, s’était opposé au travail des femmes mais avait exprimé dans son livre L’Ecole publié en 1864 la nécessité d’organiser un enseignement public féminin. Spiritualiste, il rejoignait Jules Ferry dans l’idée de l’absolue nécessité d’une morale. Il faut souligner l’évolution qui s’est faite dans son esprit au cours du congrès sur le problème de la coéducation qu’il admet avant 12 ans et dans l’enseignement supérieur. Il pense que l’instruction des filles étant assurée, il faut aller vers une société mixte pour habituer hommes et femmes à vivre ensemble selon les lois de la société chrétienne. Dans son discours de clôture, il invite les délégations étrangères à visiter les écoles professionnelles Elisa Lemonnier et l’Association philotechnique qui dispense aux femmes des cours du soir. Il félicite donc l’enseignement laïque féminin. Mais le congrès est surtout marqué par l’entrée en scène de Pauline Kergomard. Qui est-elle ? Elevée en partie par son oncle pasteur, elle obtient son brevet d’institutrice dans une institution privée laïque qui deviendra le Cours normal d’institutrices de la Gironde. Arrivée à Paris, elle devient publiciste. C’est Ferdinand Buisson [4] qui lui conseille en 1878 de passer l’examen de l’inspectorat des salles d’asile. Elle réussit et devient directrice du journal L’Ami de l’enfance [5]. En 1881 elle est nommée Inspectrice générale des écoles maternelles. En 1886, elle est la première femme à accéder au Conseil supérieur de l’instruction publique. C’est à ce titre qu’elle assiste au congrès officiel des femmes. Au congrès, Pauline Kergomard, qui avait déjà visité une centaine de salles d’asile, insiste sur l’intérêt d’avoir remplacé les religieuses par des maîtresses laïques et sur la nouvelle pédagogie maternelle.

La coéducation devient pour les féministes les plus radicales le drapeau de la laïcité militante. En 1893, pour la première fois, les groupes féministes se fédèrent. La réconciliation avec les catholiques aurait dû être de mise depuis que le pape Léon XIII avait appelé à accepter le pouvoir civil. Mais la presse catholique ne désarme pas et l’affaire Cempuis va relancer le débat. Paul Robin, directeur de l’orphelinat de Cempuis où l’avait placé son supérieur Ferdinand Buisson, s’était saisi au Premier congrès international de l’enseignement primaire en 1889 de la question sur « le rôle de la femme » pour demander non seulement un enseignement mixte à tous les niveaux mais une absence de discrimination totale entre enseignants et enseignantes. Vœu refusé à l’unanimité. Paul Robin, militant de l’Internationale des travailleurs, avait présenté ses idées pédagogiques dans La Revue de philosophie positive et défini en plusieurs articles dans les années 1860 le principe de l’enseignement intégral. Sa théorie proche de celles des instituteurs de 1848 et de ceux de la Commune associait l’égalité pour les deux sexes à une organisation publique unifiée de l’enseignement. Pendant une quinzaine d’années, l’orphelinat de Cempuis où Robin applique sa philosophie est en butte aux attaques de la presse cléricale. En 1892 Pauline Kergomard fait partie d’une commission d’enquête qui rend un avis très favorable. Malgré cet avis, Paul Robin est révoqué en 1894. Le congrès féministe international de Paris en 1896 est le congrès de la coéducation. Les féministes sont aidées par un journaliste, Léopold Lacour, qui, séduit par l’expérience de Cempuis, écrit Humanisme intégral. Le Duel des sexes. La cité future, édité en 1897. Mais le congrès où tout le monde se dispute ne fait pas beaucoup avancer l’opinion. Un nouvel appui arrive très vite. En décembre 1897 paraît La Fronde de Marguerite Durand. Le quotidien paraîtra jusqu’en 1903 puis deviendra jusqu’en 1905 le supplément du journal anticlérical L’Action. Le journal assez critique sur l’enseignement secondaire se fait le défenseur de l’enseignement primaire laïque et donne la plume non seulement à Pauline Kergomard qui continue à défendre ardemment la coéducation mais aussi à d’autres journalistes sur l’enseignement laïque professionnel. Le journal s’intéresse de près à la condition des institutrices. Les deux congrès de 1900 à l’occasion d’une nouvelle et encore plus célèbre exposition universelle sont tous les deux officiels mais en onze ans, l’orientation générale n’a guère changé. Au Congrès des Œuvres, Pauline Kergomard qui préside la section Education défend Cempuis et réussit à proposer un vœu sur la coéducation qui est adopté. Mais la résolution finale se contente de préconiser l’école mixte « autant que possible ». La neutralité est de rigueur sur la laïcité : le mot laïque est accolé au mot morale ; au mot école est accolé le mot publique. Concurrent, le Congrès de la condition et des droits des femmes est organisé par Marguerite Durand. Pauline Kergomard marque son approbation par sa présence. La deuxième section Education est présidée par Marie Bonnevial, institutrice, socialiste et fondatrice du premier syndicat d’enseignants. L’unique question à l’ordre du jour est ainsi libellée : « Education intégrale pour les deux sexes. Coéducation ». L’exposé de Marie Léopold-Lacour sur le deuxième point est divisé en deux parties : un état des écoles mixtes en Europe et une réponse aux adversaires de la coéducation. Beaucoup d’éléments sont pris dans le travail de Léopold Lacour et l’école de Cempuis est encore mise à l’honneur. « Que la loi sur l’enseignement laïque aux deux sexes ne tolère dans aucune école les affirmations dogmatiques qui se réclament de la liberté de l’enseignement pour asservir les consciences » est le vœu final. Pourtant la laïcité n’est pas définie. Le congrès voudrait la « victoire définitive du bon sens et de la science » ; la présidente Marie Bonnevial voudrait réaliser la « formule républicaine » et développer le sentiment de solidarité. En fait, « enseignement intégral » et « coéducation » sont les termes qui reviennent le plus souvent.

Après 1905 la Séparation de l’Eglise et de l’Etat relance la lutte scolaire mais les institutrices forment des associations au sein du présyndicat et les enseignantes catholiques se mobilisent à leur manière. Après la Séparation, la dispute se ranime dans la presse notamment sur le contenu des manuels scolaires. Les institutrices formées par les écoles normales départementales et globalement solidaires des instituteurs se prennent elles-mêmes en main pour leurs problèmes spécifiques. Pour comprendre l’organisation de la Fédération féministe universitaire, il faut savoir que les fonctionnaires n’avaient pas le droit de se syndiquer. Les instituteurs forment en 1900 les premières Amicales qui se fédèrent rapidement et les institutrices se joignent à eux. La condition difficile des institutrices dans les deux dernières décennies du XIXe siècle est par ailleurs soulignée dans la presse pédagogique beaucoup plus lue que la presse féministe, notamment La Revue de l’enseignement primaire et primaire supérieur, qui les appelle à la mobilisation. Leur revendication principale porte sur le salaire moindre que celui des instituteurs à égalité de formation et de travail. Une institutrice lorraine Marie Guérin écrit alors en 1903 aux adhérentes des amicales départementales pour qu’elles constituent des Groupes féministes universitaires. Elles sont soutenues par leurs collègues masculins que leurs voix intéressent, dans la mesure où elles participent aux élections des conseils départementaux. La fédération des GFU se constitue réellement en 1905 au Congrès de Lille à l’initiative de Marguerite Bodin. Cette dernière avait affiché ses idées féministes en gagnant un concours publié sur « L’injustice des deux morales sexuelles » et s’était montrée une militante active au sein de la Fédération des Amicales par ses interventions sur l’enseignement de l’histoire et de la paix. Institutrice dans une école unique (donc mixte) de l’Yonne en 1905, elle publie Les surprises de l’école mixte pour préparer le 4e congrès des Amicales où est discutée et votée la coéducation. L’organe de la FFU L’Action féministe prend de l’importance à partir de 1909 dans la presse féminine. A la Chambre, Ferdinand Buisson – qui fonde en 1911 la Ligue d’électeurs pour le suffrage des femmes – soutient le vote municipal féminin en même temps qu’il soutient les institutrices. A la déclaration de guerre, les institutrices laïques sont organisées dans une majorité de départements et leur prosélytisme pour la cause des femmes leur permet d’être à la tête de sociétés féministes dans le Sud-Est et dans le Sud-Ouest. Les institutrices laïques sont-elles syndiquées ? Les syndicats (théoriquement interdits) se forment au sein des Amicales en même temps que les GFU en 1903 et ne s’intéressent d’abord pas aux problèmes féminins. A chacun sa spécialité. Mais les choses changent quand plusieurs institutrices responsables sont à la fois membres de la FFU et syndiquées. La revue syndicale de l’enseignement L’Ecole émancipée à partir de 1910, donne la plume à des institutrices militantes, comme Marie Guillot qui défend le féminisme, l’éducation des femmes au féminisme et la coéducation. Toutefois la position féministe est comme disjointe de la position sur l’école laïque exprimée par des hommes souvent influencés par les idées anarchistes. Ceux-ci critiquent l’école laïque comme une école façonnée par une morale de classe et proposent un contre-enseignement dégagé des dogmes ferrystes et nourri des écrits et expériences pédagogiques récentes. Les anarcho-syndicalistes et les féministes se rejoignent sur un point, la coéducation. Mais il y a des exceptions : féministe et anarchiste, Madeleine Vernet fonde avant la guerre l’orphelinat d’Epône inspiré par la libre-pensée. Au milieu d’une abondance d’articles de journaux et de brochures, le point de vue des femmes de cette époque nous a été transmis faussement. Il nous faut revenir à l’évolution du mot féminisme. Traditionnellement, le qualificatif est refusé aux catholiques sauf à Marie Maugeret parce qu’elle était directrice et imprimeuse d’une revue Le Féminisme chrétien. Pourtant Marie-Louise Rochebillard se réclame d’un « bon féminisme » lorsqu’elle crée à Lyon des syndicats féminins catholiques et un Institut de formation professionnelle [6] . Certes, en 1905, l’association féminine la plus importante est la Ligue catholique des Françaises, fondée par Madame de Brigode et qui compte 150 000 membres. Comment sont-elles si nombreuses ? C’est simple : chaque paroisse de France veille à leur recrutement. A leur programme : la liberté d’enseignement. Elles ne sont pas féministes. Pour elles, « féminisme » reste un mot diabolique. Mais ce ne sont pas les propos de Madeleine Daniélou, ancienne professeure au collège Sévigné qui, à la rentrée scolaire 1905-1906, fonde à Neuilly un Institut d’enseignement secondaire libre préparant au baccalauréat et une école normale d’institutrices. L’idée n’est pas nouvelle puisque à la fin des années 1890, une religieuse, Sœur Marie-du-Sacré-Cœur voulait créer une Ecole normale catholique pour préparer des enseignantes de l’enseignement libre. Désavouée par sa hiérarchie et chassée de son couvent, elle avait gagné la sympathie de La Fronde. Madeleine Daniélou, elle, agrégée de lettres, spécialiste de philosophie, mène une lutte idéologique. Elle prône davantage de métaphysique et veut contrecarrer les libres-penseurs et le livre d’Ernest Renan très en vogue alors chez les intellectuels [7]. Cette lutte idéologique ne l’empêche pas de proclamer sa visée principale : un enseignement féminin confessionnel et, pour ce faire, la fondation de nouvelles écoles [8].

Dans d’autres pays que la France, les féministes ont-elles voulu la laïcité ? Pour comprendre la relation féminisme-laïcité au tournant du XXe siècle, il faut revenir aux années 1870-1890, lorsque s’est constitué un mouvement féministe international. A Genève, se sont rencontrées, d’une part les francophones et quelques Italiennes, les unes et les autres très anticléricales ; d’autre part les anglo-saxonnes, plutôt à l’opposé. Quand l’Anglaise Josephine Butler a commencé en Suisse sa croisade contre la prostitution, il existait depuis 1848 des organisations féministes fédérées aux Etats-Unis. Dans ce pays multiconfessionnel, la religion a une très grande place. En anglais le mot laïcité n’existe pas et ce sont les Américaines qui ont constitué une fédération féministe mondiale. En Europe, au début des années 1880, les Italiennes, représentées par la Milanaise Anna-Maria Mozzoni ont une position très anticatholique. Les deux congrès féministes italiens tenus à Rome en 1908 et en 1912 se prononcent contre tout enseignement religieux. Il n’y a pas d’organisation féministe en Espagne avant 1914, mais au Portugal la Ligue féminine qui se constitue en 1909 note dans ses statuts qu’il ne suffit pas de sortir les Portugaises de leur ignorance mais aussi de « leur inculquer de nouvelles conceptions scientifiques qui les aideront à combattre l’esprit congréganiste dont elles ont été imprégnées et de se forger une philosophie basée sur le positivisme républicain qui fera contre-poids à l’influence cléricale ». En Italie comme au Portugal les féministes se sont incontestablement placées sur le front de l’anticléricalisme et de l’adhésion à l’esprit scientifique. Est-ce vraiment la laïcité ? En Belgique, la laïcité n’est pas un vain mot. Deux femmes, la mère et la fille, Zoé et Isabelle Gatti de Gamond établissent un enseignement féminin laïque. Zoé était fouriériste, directrice des salles d’asiles, inspectrice des écoles de filles en 1847. Après 1860 et l’arrivée des proscrits français, la libre-pensée se développe et la Ligue de l’Enseignement belge est créée avant la française du même nom. C’est dans ce contexte qu’Isabelle Gatti de Gamond organise en 1864 un enseignement moyen non catholique à Bruxelles dans le cadre municipal. Cet enseignement s’étend aux degrés élémentaire et supérieur. Isabelle Gatti de Gamond est aussi à l’origine directe du mouvement féministe belge. Dès 1865, la presse se déchaîne contre les cours Gatti, mais l’avènement au pouvoir des libéraux en 1878 entraîne la création d’un ministère de l’Instruction publique et la suppression de l’enseignement religieux laissé au soin des familles. Même si le parti catholique revient au pouvoir peu après, les structures de défense de la laïcité sont en place. Avant les Amicales françaises, la Fédération des instituteurs belges fondée en 1868 est un véritable syndicat. Les institutrices belges ne sont, toutefois, pas assez nombreuses pour former comme en France un groupe spécifique féminin et elles n’ont pas de soutien parlementaire. Les Belges bénéficient pourtant d’un journal Les Cahiers féministes, qui paraît depuis 1895 auquel participe Marie Bonnevial. Le journal est certainement le meilleur défenseur francophone de la laïcité. Mais après 1905, Marie Bonnevial et Isabelle Gatti de Gamond ont plutôt l’étiquette de socialistes que de militantes de la laïcité. Les féministes rattachées à l’Internationale socialiste sont antireligieuses. Seules les socialistes allemandes ont un groupe suffisamment important, un théoricien, August Bebel, et une porte-parole, Clara Zetkin. Celle-ci, à la Conférence des femmes socialistes à Brême en 1904, définit ce que devrait être l’enseignement en Allemagne : laisser la religion en dehors de l’école, délivrer un enseignement moral sans religion. Sa priorité va à l’éducation et à la conscience de classe des enfants de prolétaires. Malgré la ressemblance entre le féminisme français et le féminisme belge, on peut considérer la laïcité des féministes, associée à la coéducation, comme une spécificité française avant 1914. Ceci à cause du poids de Pauline Kergomard dans le mouvement féministe mondial. Responsable de la section Education au sein du Conseil national des femmes françaises après 1905, c’est elle qui exprime, dans les publications du Conseil international des femmes [9], un point de vue français sur les questions pédagogiques absolument différent de celui des autres pays. La Grande Guerre met fin au conflit religieux et à la lutte laïque des institutrices françaises. Après avoir remplacé les hommes pendant la durée de la guerre, elles obtiennent en 1919, le même salaire que les instituteurs et la FFU se dissout. Mais il faudra attendre les années 1960 pour que leur combat-phare, la mixité scolaire, soit gagné dans la législation. On a souvent mal jugé les féministes françaises, leur retard et leurs échecs. Ne devons-nous pas alors réfléchir à cette morale laïque que des hommes politiques ont imposée à des générations de filles en la calquant sur la morale chrétienne (catholique et protestante) ? N’a-t-elle pas été le frein à leur émancipation [10] ? Le texte de Marguerite Bodin placé en exergue montre combien cette féministe, pacifiste, laïque était consciente de ses devoirs vis-à-vis de l’Etat républicain. Devoirs sans droits, pourrait-on s’étonner ! C’est bien ce que pensait Hubertine Auclert, il y a cent-vingt-cinq ans.

Denise Karnaouch. « Féminisme et laïcité, 1848-1914 ».
Extrait du Bulletin Archives du féminisme n° 9, décembre 2005. Dossier : « Féministes laïques de la Première vague ».

Notes

[1] Marguerite Bodin, Les Surprises de l’école mixte, Paris, Librairie universelle, 1905, p. 42. Retour

[2] Ferdinand Buisson, Nouveau Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, Paris, Hachette, 1911. A l’article « Femmes », p. 606 : « On a récemment créé le mot de féminisme pour désigner l’ensemble des revendications qui tendent à faire reconnaître à la femme des droits civils, civiques et politiques égaux à ceux de l’homme […] Féminisme universitaire : tout mouvement d’opinion qui poursuit d’abord l’assimilation légale des conditions d’accès à toutes les études et à toutes les carrières d’enseignement sans distinction de sexes et ensuite égalité de traitement à tous les degrés… A travail égal, salaire égal. ». Au cours du XXe siècle, l’expression « féminisme universitaire » a cessé d’être employée. A l’article « Laïcité » : « ce mot est nouveau, il n’est pas encore d’un usage général » (p. 936). Retour

[3] C’est le titre d’un livre d’Octave Gréard (1897), administrateur de l’Instruction publique, l’un de ceux qui ont façonné la laïcité. Retour

[4] C’est le titre d’un livre d’Octave Gréard (1897), administrateur de l’Instruction publique, l’un de ceux qui ont façonné la laïcité. Retour

[5] A la direction de L’Ami de l’enfance. Journal des salles d’asile, qui paraît depuis 1835, Pauline Kergomard succède à Marie-Pape Carpantier. C’est la filiation directe entre ces deux femmes si intéressantes pour l’histoire de la laïcité et celle du féminisme. Retour

[6] Elle s’exprime dans le bulletin qu’elle dirige à partir de 1909, L’Enseignement professionnel et ménager. Retour

[7] Ernest Renan a publié en 1863 La vie de Jésus, qui inspire encore les débats intellectuels du début du XXe siècle. Retour

[8] C’est le sens de son discours au congrès Jeanne d’Arc de 1907. Retour

[9] Le CIF a été fondé en 1888 au congrès de Washington. Le CNFF en fait partie depuis 1901. Retour

[10] Cf. Geneviève Fraisse sur la relation entre féminisme et moralisme au XIXe siècle. Retour