Poubanne (V.), Les groupes locaux de l’UFSF (1909-1940)

C. Brunschvicg par H. Manuel

Le fonds Cécile Brunschvicg

Cette étude des groupes locaux de l’Union Française pour le Suffrage des Femmes de 1909 à 1940 s’appuie sur le fonds d’archives de Cécile Brunschvicg, secrétaire générale puis présidente de cette association dont j’ai effectué le classement dans le cadre d’une maîtrise d’histoire option archives au sein du Centre des Archives du Féminisme d’Angers.
Ces archives ont une histoire singulière, celle des fonds dits « russes ». Elles ont été saisies par les Allemands en 1940 puis emportées à Berlin par les Russes à la fin de la guerre et enfin rapatriées récemment en France. Pour réaliser cette étude, j’ai plus particulièrement utilisé les archives concernant l’UFSF. En effet, Cécile Brunschvicg est quasiment la seule responsable de l’association à s’occuper des groupes locaux.
Ces archives, nombreuses, se sont donc révélées riches d’informations pour la recherche. Le fonds recèle d’abord une abondante correspondance entre Cécile Brunschvicg et les responsables de l’association ainsi que les membres des groupes locaux. Ces lettres constituent évidemment une source précieuse d’informations pour connaître, de façon précise, le fonctionnement réel de l’association mais aussi pour comprendre la nature des relations entre les groupes locaux et Cécile Brunschvicg, et, par extension, entre les membres de l’association. Elles révèlent également les difficultés que rencontraient les responsables locales. Ces lettres sont aussi utiles pour connaître la stratégie et la pensée de Cécile Brunschvicg. Toutefois, elles ont aussi leurs limites car les épistoliers ne disent pas toute la vérité. De plus, même si on trouve autant de lettres écrites par Cécile Brunschvicg que de lettres reçues par elle, la répartition est troublante. Ainsi, pour certains groupes, on ne trouve quasiment que des lettres reçues par la féministe et pour d’autres quasiment que des lettres envoyées par elle. D’autres documents du fonds ont donc été utilisés : rapports financiers et moraux, coupures de presse, documents de travail de Cécile Brunschvicg, brochures, comptes-rendus de congrès. Ils complètent la correspondance, notamment en comblant certaines lacunes, tout en donnant un point de vue extérieur.

Cécile Brunschvicg : une vie au service du féminisme

Principale figure du féminisme réformiste de l’entre-deux-guerres, Cécile Kahn (son nom de jeune fille) est née en Seine-et-Marne le 19 juillet 1877. Issue d’une famille juive d’Alsaciens aisés, elle se marie en 1899 avec le philosophe Léon Brunschvicg qui a certainement eu une influence déterminante dans son parcours féministe. Ce parcours, elle le débute en 1909 en adhérant à deux grandes associations féministes : le Conseil national des femmes françaises (CNFF) – elle devient présidente de la section travail en 1915 – et l’UFSF. C’est grâce à son amie Marguerite Pichon-Landry que Cécile Brunschvicg est admise au comité central de cette association. Elle s’y fait remarquer en organisant un dynamique comité de propagande. Elle devient secrétaire générale de l’association suffragiste la même année et s’occupe tout particulièrement de créer des groupes locaux. Elle en devient d’ailleurs présidente à la mort de Marguerite de Witt-Schlumberger en 1924. Cette année-là, elle prend également la direction de La Française qui était jusque là l’organe officiel du CNFF. Désormais, sans que cela soit affirmé de façon précise, il devient celui de l’UFSF. Il change alors de formule et se proclame « Journal d’éducation et d’actions féminines ». L’intérêt de Cécile Brunschvicg pour la défense et la protection du travail des femmes, visible dans son engagement au sein du CNFF, apparaît également dans sa participation à la création de l’Ecole des surintendantes en 1917. Au déclenchement de la Première Guerre mondiale, elle rejoint, comme la majorité des féministes, l’Union Sacrée et crée en 1916 l’Oeuvre parisienne pour le logement des réfugiés.
Selon Juliette Aubrun, « l’année 1924 est une rupture identifiable dans la continuité de l’évolution de Cécile Brunschvicg. Son adhésion au parti radical est […] le point de départ des années politiques, trouvant un point d’orgue dans sa nomination dans le premier gouvernement Blum » [1]. Comme sous-secrétaire d’Etat à l’Education nationale, elle est particulièrement chargée de la « question de l’alimentation des enfants d’âge scolaire ». Il faut noter également qu’elle a participé à l’élaboration de la loi Renoult, votée en 1938, qui émancipe sur le plan civil les femmes mariées. La Seconde Guerre mondiale met fin à ses activités militantes et elle est contrainte, en juillet 1940, de se réfugier puis de se cacher en zone sud. Elle meurt le 5 octobre 1946 en ayant eu la satisfaction de voir les femmes voter.

Une histoire du suffragisme français

Les archives de Cécile Brunschvicg offrent de multiples sujets de recherche. Notre choix s’est donc porté sur ses activités de militante suffragiste. En tant que secrétaire générale de l’UFSF, puis de présidente à partir de 1924, Cécile Brunschvicg est en effet l’instigatrice des groupe locaux de l’association. Ses archives permettent incontestablement d’enrichir l’historiographie des femmes et plus précisément celle des féminismes. Celle-ci en est, dans les années 1970, à ses premiers balbutiements. Elle consiste à faire un répertoire des organes de presse et des mouvements, des figures féministes ainsi que des revendications. Dans les années 1990, par le travail de chercheuses, « le champ des luttes des femmes françaises est presque couvert » [2]. Ainsi grâce aux travaux de Laurence Klejman, Florence Rochefort et Christine Bard – qui articulent la lutte pour le suffrage féminin à l’histoire politique – il n’est plus possible de parler de faiblesse du féminisme français pour expliquer le retard pris, en France, dans le domaine de l’égalité politique et citoyenne entre les hommes et les femmes. Dans les années 1990 apparaît, en outre, en France la notion de genre qui permet de revisiter l’histoire à travers le prisme des rapports sociaux de sexe. L’histoire de l’exclusion des femmes de la citoyenneté s’est alors enrichie de cette nouvelle notion. Enfin, le féminisme provincial – peu étudié sauf par l’historien américain Steven Hause – trouve sa place. Grâce à l’étude du fonds Brunschvicg on connaît mieux la France suffragiste de la IIIe République et on a donc une meilleure vision d’un féminisme non exclusivement parisien.

La fondation de l’UFSF en 1909 correspond au moment où les féministes de tous les horizons font de la lutte pour le suffrage leur principale revendication. Il manque cependant au mouvement français une véritable organisation suffragiste. En 1904, au congrès de Berlin, les suffragistes du Conseil international des femmes créent l’Alliance internationale pour le suffrage des femmes (AISF). L’UFSF est alors fondée le 13 février 1909 avec comme objectif l’obtention des même droits politiques que ceux des hommes. Elle représente la France à l’AISF et s’ancre dans la tendance réformiste du mouvement féministe.
L’UFSF, avant la Première Guerre mondiale, limite ses revendications au suffrage et à l’éligibilité aux conseils municipaux et régionaux. Après 1918, l’association suffragiste élargit ses revendications à l’ensemble des élections. Elle a une vision utilitaire du suffrage : permettre aux femmes de lutter contre les fléaux sociaux (comme l’alcoolisme, les taudis ou la prostitution) et la guerre mais aussi de s’engager pour la protection de l’enfance et de la maternité et pour les droits civils des femmes. Sa stratégie respecte la légalité, refusant complètement celle des suffragettes.
Le mouvement suffragiste très actif avant la guerre s’interrompt avec elle. Les féministes rejoignent l’Union Sacrée et laissent de côté leur revendication suffragiste pour instituer des oeuvres de guerre. La campagne suffragiste reprend cependant en 1916 par le biais d’un travail effectué auprès des parlementaires. Le 20 mai 1919, les députés accordent le droit de vote aux femmes par 334 voix contre 97 mais le Sénat repousse le débat pour finalement le rejeter en 1922. Commence alors la « navette infernale » [3] entre la Chambre et le Sénat, la Chambre faisant des propositions et votant des lois que le Sénat refuse de discuter. En juin 1940, les associations sont dissoutes, la « drôle de guerre » puis l’invasion et la fin de la IIIe République font s’envoler les espoirs des suffragistes.

Au niveau local

L’UFSF change radicalement la physionomie du mouvement féministe. En effet, dès ses débuts grâce à sa dynamique secrétaire générale, Cécile Brunschvicg, l’UFSF se déploie sur toute la France alors que le mouvement féministe était, jusqu’alors, essentiellement parisien. Cécile Brunschvicg concentre tous ses efforts pour créer des groupes locaux. C’est elle qui est chargée de les coordonner en assurant une relation constante avec la province. Si la volonté est bien réelle, reste à mesurer l’impact de ces groupes. Combien sont-ils ? Quelle est leur stratégie dans des régions peu sensibilisées à la question des femmes ? Comment évoluent-ils en quarante ans de luttes vaines ? Quel est le rôle tenu par Cécile Brunschvicg ?

Les groupes locaux constituent une force pour l’UFSF. Force numérique d’abord. Leurs effectifs sont relativement élevés – non pas au regard de ceux des groupements catholiques ou des associations étrangères – mais par rapport « à la faiblesse plus générale de l’investissement des Français dans les partis politiques et les syndicats » [4]. A noter cependant que si certains groupes peuvent atteindre et même dépasser le millier de membres, la moyenne des effectifs tourne autour de 150 à 200 personnes. En outre, les conférences et réunions publiques rassemblent souvent plusieurs centaines d’auditeurs et d’auditrices. L’UFSF est présente dans presque tous les départements et dans chaque département il y a souvent plusieurs groupes locaux de taille différente grâce aux réseaux des institutrices et des groupes féministes universitaires. Des départements semblent pourtant réfractaires à l’implantation de branches locales de l’UFSF. Cela peut être dû à un terrain politique ou militant peu favorable, ou/et à une absence de réseaux personnels ou militants. Cécile Brunschvicg a mis au point une structure destinée à former le plus de groupes possibles pour tenter de sensibiliser les campagnes. Une déléguée est nommée pour mettre en place un groupe et celui-ci doit former des sections. Les fédérations sont créées notamment pour aider à l’implantation de groupes dans des départements où il n’en existe aucun.

La sociologie des membres des groupes locaux n’est pas la même que celle des dirigeantes de l’UFSF dont l’image bourgeoise dessert la propagande en province. L’ambition de l’association est de rassembler des femmes de toutes opinions et de tous milieux, mais les femmes de milieux modestes sont plus ou moins absentes de ces groupes et se dirigent plutôt vers les syndicats (notamment les syndicats féminins et particulièrement la CFTC créée en 1919) ou vers les groupes féministes communistes (ou à tendance communiste). En outre, les groupes ont également des difficultés à rassembler les femmes de la haute bourgeoisie. Les femmes catholiques sont plutôt attirées vers les groupements féminins ou féministes catholiques qui mènent la vie dure aux groupes UFSF. Les groupes locaux rassemblent donc en majorité des femmes travaillant dans le monde de l’enseignement (surtout les institutrices), et celles issues d’un milieu aisé qui se sont investies dans le domaine social. Par ailleurs, à l’instar des associations parisiennes, les groupes souffrent d’un problème de renouvellement générationnel. On le remarque par l’effort, de plus en plus marqué, des militantes pour attirer ce public : création de groupes jeunes, causeries qui leur sont adaptées et réalisées dans les lieux où se trouvent les jeunes femmes (écoles normales, les foyers).
Les cadres des groupes locaux sont très importants pour l’image de la société. Malgré des efforts pour essayer d’investir les membres dans la vie des groupes, ces derniers ne fonctionnement que grâce au travail d’une ou deux personnes, rarement plus, ce qui les rend fragiles. C’est pourquoi Cécile Brunschvicg s’investit beaucoup dans la recherche de responsables efficaces et respectables. Ces dirigeantes locales entretiennent des relations privilégiées, voire amicales, avec la féministe qui les considère comme des collaboratrices. Elles sont présentes dans le comité central et certaines occupent même des postes de responsabilité dans le bureau de l’UFSF.
Les groupes locaux permettent ainsi à l’UFSF d’être présente sur tout le territoire et d’impressionner l’opinion publique et les sénateurs. Toutefois il faut noter que les campagnes ne sont pas encore sensibilisées malgré les efforts de l’UFSF. Enfin, les activités des groupes suffragistes reflètent les différentes stratégies de Cécile Brunschvicg. Ils font donc une propagande « respectable », principalement dans des conférences et par voie de presse, qui permet des investissements dans des oeuvres sociales et prépare les futures électrices à voter tout en formant une élite qui sera capable d’exercer des responsabilités.

Mais ces groupes locaux, fonctionnant de manière assez autonome, doivent toutefois être unifiés pour constituer une force pour l’UFSF. Cette unité des groupes s’effectue tout d’abord par le biais des congrès nationaux qui fonctionnent comme les organisations masculines (partis politiques par exemple) et sont l’occasion de montrer leur force morale et numérique. Ils permettent en outre aux groupes de se rattacher à un mouvement national. L’unité s’effectue aussi autour des discussions et des voeux. Les banquets leur donnent une certaine convivialité.
Les congrès régionaux ont à peu près les mêmes fonctions que les congrès nationaux révélant le même rôle unificateur des fédérations régionales. En multipliant les niveaux « hiérarchiques » et de représentativité, Cécile Brunschvicg veut améliorer la communication et le travail en commun des groupes notamment en favorisant les rencontres. Mais cette stratégie est à double tranchant : en effet, les fédérations tendent quelquefois, dans l’esprit de certaines militantes locales, à remplacer le comité central qui doit coordonner l’ensemble de ces groupes. Il faut alors noter le rôle prépondérant de Cécile Brunschvicg qui personnifie l’association tout en représentant l’esprit de l’UFSF. Par de nombreuses visites et une abondante correspondance, elle guide les groupes dans leurs actions. La Française tient également une place importante dans leur unification. Utilisée comme moyen de propagande, elle constitue un moyen d’information et de documentation ainsi qu’une tribune pour les membres locaux.

Ces groupes suivent par ailleurs l’évolution de la société. La guerre ne fait qu’interrompre le mouvement puisqu’il est au plus fort (pour le nombre de groupes et d’adhérents) au début des années 1930. Ensuite la taille des groupes diminue et les plus petits disparaissent, les Françaises ayant des préoccupations plus urgentes que le suffrage comme les problèmes économiques et politiques ainsi que la menace de la guerre. Les groupes concentrent leurs activités dans leurs oeuvres sociales ou la participation à la gestion municipale, mettant de côté les revendications suffragistes. Peut-on alors parler de « sclérose des associations réformistes » [5] ? L’UFSF insiste plutôt sur la nouvelle autorité acquise par les groupes. Pourtant, elle connaît une situation difficile avec l’exacerbation, très forte en province, des tensions politiques. Les groupes essayant de rester « au-dessus » des partis sont le plus souvent réduits au silence.

Ainsi, on peut penser que, pour les militantes locales, « l’engagement féministe, plus que l’adhésion à un parti, apparaît comme le mode d’expression politique le plus naturel pour [elles] » [6]. Elles semblent partagées entre le désir d’agir, d’obtenir leurs droits politiques et de montrer de quoi elles sont capables et la peur du ridicule, la difficile cohabitation entre l’investissement politique et la neutralité affichée par leur association.

 
Violaine Poubanne, Les groupes locaux de l’Union française pour le suffrage des femmes (1909-1940)
Extrait du Bulletin Archives du féminisme, n° 6, décembre 2003

 

[1] Juliette Aubrun, Cécile Brunschvicg (1877-1946). Itinéraire d’une femme en politique, DEA, IEP Paris, 1992, p. 94.

[2] Françoise Thébaud, Ecrire l’histoire des femmes, Fontenay-aux-Roses, ENS St Cloud, 1998, p.106 (note 62).

[3] Christine Bard, Les filles de Marianne. Histoire des féminismes (1914-1940), Paris, Fayard, 1995.

[4] Christine Bard, L’étrange défaite des suffragistes (1919-1939), Eliane Viennot (dir.), La démocratie « à la française » ou les femmes indésirables, Paris, Publications de l’Université de Paris VII-Denis Diderot, 1996, pp. 233-235.

[5] Christine Bard, Les Filles…, op. cit., p. 383.

[6] Christine Bard, « Les femmes et le pouvoir politique dans la France de l’entre-deux-guerres », Le Bras-Chopard Armelle, Mossuz-Lavau Janine dir., Les Femmes et la politique, L’Harmattan, pp. 42-54.