Quinby (D.), De l’art et du féminisme en France dans les années 1970

« Pour le voyageur pressé, et bien entendu la voyageuse, le féminisme en France ne saute pas aux yeux ; le féminisme dans l’art encore moins.  » [1] L’historienne d’art Aline Dallier a écrit ces lignes en 1982. Auteure de nombreux articles de presse et d’une Thèse de Doctorat, elle est l’une des rares historiennes françaises à étudier en profondeur les oeuvres et les activités de plasticiennes travaillant en France [2]. Pourtant, une vingtaine d’années plus tard, ses mots sonnent encore vrai. Sa propre recherche est peu connue en dehors d’un milieu universitaire encore restreint, et aucun ouvrage d’ensemble sur l’art et le féminisme n’a été publié en France. Il n’est pas étonnant que Laura Cottingham, critique d’art américaine et organisatrice de l’expositionVraiment, féminisme et art, présentée en 1997 au Magasin – Centre d’Art Contemporain de Grenoble, ait eu des difficultés pour se renseigner sur les oeuvres d’artistes françaises. Elle écrit : « Si je n’avais pas terminé de lire les écrits de Lucy Lippard des années 1970 […] avant de recevoir l’invitation du Magasin, je n’aurais rien su du mouvement d’art féministe en France, car l’information sur ce sujet n’est pas facilement accessible.  » [3] : « Had I not just finished reading Lippard’s writings from the 1970’s […], I would have had no knowledge of the Feminist Art Movement in France, as such information is not easily available.  » *L’auteure a préféré traduire elle-même le texte de Cottingham au lieu d’utiliser la traduction proposée dans le catalogue.]]

Ce manque d’information disponible sur les plasticiennes françaises a dû surprendre la critique américaine. Aux Etats-Unis, il existe aujourd’hui une documentation considérable sur le travail des artistes femmes et sur l’histoire du Feminist Art Movement (le mouvement d’art féministe) qui est devenu, au cours des années 1970, un mouvement artistique puissant [4]. Depuis plus d’une trentaine d’années, suite au Women’s Liberation Movement, les efforts collectifs d’artistes, de critiques et d’historiennes d’art ont contribué à démanteler la suprématie masculine dans le domaine de la création et à faire reconnaître le travail de nombreuses artistes, jadis exclues d’expositions importantes et de l’histoire de l’art. Fortes de la prise de conscience féministe, des jeunes plasticiennes ont exploré de nouvelles formes d’art inspirées par leur expérience vécue. Elles ont participé à la création de revues et de galeries consacrées à la promotion de la création au féminin [5]. Si l’égalité entre artistes hommes et femmes n’existe pas encore dans le monde culturel américain, le Feminist Art Movement a été reconnu comme un mouvement socio-artistique important et inscrit dans l’histoire.

En France, les artistes femmes ont mis plus de temps que les Américaines pour s’organiser entre elles. C’est seulement quelques années après les premières manifestations du MLF que des artistes ont commencé à créer des groupes de réflexion et à organiser des expositions. Ce lent démarrage peut s’expliquer par la relation plutôt distante entre le MLF et le milieu de l’art. Au début des années 1970, les objectifs prioritaires des militantes étaient les droits des femmes, la contraception et l’avortement ; elles n’étaient pas forcément à l’écoute des plasticiennes. Comme l’écrit Aline Dallier,  » […] il n’était pas rare à l’époque d’entendre dire dans certains cercles féministes un peu durs que : »bof ! les luttes symboliques, ça sert pas à grand chose »  » Note 6. Rappelons que le MLF n’était ni aussi puissant, ni aussi étendu que le Women’s Lib américain ; il a également souffert d’une fausse représentation dans la presse française. La création d’un mouvement autonome de plasticiennes dès 1970 aurait pu éparpiller les efforts des militantes et isoler davantage les artistes.

Aline Dallier emploie le terme  » mouvement des femmes dans l’art  » pour la première fois en 1978. Il désigne non pas un mouvement d’art féministe semblable à celui d’outre-atlantique, mais plutôt l’arrivée  » en masse  » des femmes sur la scène artistique et le désir de certaines d’entre elles d’agir dans le milieu culturel pour une meilleure reconnaissance de l’art des femmes. La mise en place de groupes de plasticiennes au cours des années 1970 témoigne de cette volonté collective. Lieux ouverts de rencontres et de réflexion, ces groupes permettaient aux jeunes artistes de découvrir la pratique des unes et des autres, de parler des difficultés qui leur sont spécifiques et, pour beaucoup, de sortir de leur isolement professionnel. Les réunions entre plasticiennes étaient souvent organisées dans l’atelier de l’une des artistes. Pour les moins expérimentées, ces rencontres les ont encouragées dans leur voie personnelle et leur ont donné la force nécessaire pour s’imposer en tant qu’artiste.

À Paris, au moins cinq groupes ont été créés : La Spirale, fondée en 1972 par la poète et peintre Charlotte Calmis dans l’intention d’aider les femmes à renouer avec leur potentiel créateur ; Femmes en Lutte, créé en 1975 par quelques jeunes plasticiennes (notamment Dorothée Selz, Isabelle Champion-Métadier et Nil Yalter) dans le but d’organiser des manifestations protestataires ; Groupe Dialogue, une association loi 1901 fondée par Christiane de Casteras en 1975 dans l’unique objectif de monter une exposition annuelle du travail des femmes ; le Collectif Femmes/Art, lancé par la psychanalyste et théoricienne Françoise Eliet en 1976 pour promouvoir l’art des femmes ; et Art et Regard des Femmes, également une association loi 1901, créée en 1978 dans le but d’encourager les rencontres et les échanges de connaissances entre artistes. Ce groupe aux desseins pédagogiques a ouvert, à partir de 1980 et pendant environ un an, un atelier-galerie de femmes à Paris. [6]

L’objectif prioritaire de tous ces groupes était de combattre l’invisibilité du travail de plasticiennes. Au début des années 1970, peu de femmes arrivaient à exposer dans les galeries, et encore moins dans les musées. En 1974, Charlotte Calmis a mené une enquête : sur une période de vingt ans, la galerie Maeght n’a exposé qu’une seule sculpteure ; la galerie Arnaud et la Galerie de France n’ont exposé chacune que deux peintres [7]. Les publicités pour les galeries parisiennes dans les revues d’art (Cimaise, Art Press…) de l’époque confirment ces statistiques. Les galeries Arnaud, Ariel, Beaubourg, Jeanne Boucher, de France et Mathias Fels présentent rarement plus d’une femme parmi la dizaine ou la vingtaine d’artistes régulièrement exposés. Les critiques d’art négligeaient eux (et elles) aussi la production artistique des femmes. Tout au long de la décennie, les articles sur les oeuvres de femmes dans des revues artistiques (Canal, Cimaise, Opus International…) ne constituaient qu’en moyenne cinq pour cent des articles publiés [8]. Cependant, les artistes femmes étaient nombreuses à oeuvrer et leur nombre n’a cessé d’augmenter : plus de quarante pour cent des étudiants à l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris étaient des étudiantes dans les années 1970, avec un taux de plus de cinquante pour cent pour certaines années. [9]

Les groupes de plasticiennes travaillaient avec les moyens à leur disposition pour montrer les oeuvres de femmes. En 1975, le groupe Dialogue a présenté Féminie, d’abord à la Défense et ensuite dans les locaux de l’Unesco à Paris ; l’exposition a réuni les travaux d’environ quatre-vingt artistes de nationalités différentes. L’expérience se renouvela plusieurs fois de suite, jusque dans les années 1990. En 1977, La Spirale a organisé Utopie et Féminisme au Centre International de Séjour de Paris ; les oeuvres d’artistes en début de carrière côtoyaient celles d’artistes confirmées, dont Charlotte Calmis, Aline Gagnaire, Bona de Mondiargue et Vera Pagava. En 1978, le Collectif Femmes/Art a monté des expositions dans les ateliers des artistes, notamment la Journée d’actions chez Françoise Janicot, les portes ouvertes chez Monique Frydman et Dix femmes exposent chez Claude Bauret-Allard [10]. Le Collectif a également organisé, en juin 1978, une série de conférences et d’expositions sur l’art et les femmes au Centre Culturel du Marais, avec la participation d’artistes (Colette Deblé, Jacqueline Delaunay, Michèle Katz, Françoise Janicot, Najia Méhadji), d’historiennes d’art (Aline Dallier, Christine Maurice) et d’écrivaines / théoriciennes (Françoise Eliet, Claudine Herrmann). En 1980, la galerie Art et Regard des Femmes a lancé son programme d’expositions. Judith Wolfe, artiste d’origine américaine installée en France depuis 1966, y a exposé ses grands tableaux qui évoquent des paysages monumentaux de l’ouest américain. Aujourd’hui, l’artiste reconnaît que cette exposition l’a aidée à sortir de son double isolement en tant qu’artiste femme et étrangère.

Une caractéristique commune à tous les groupes de plasticiennes est la grande diversité des pratiques qui cohabitaient au sein de chaque groupe. À la différence des groupes d’artistes au sens traditionnel du terme – c’est-à-dire des groupes réunissant des artistes qui partagent, pendant un certain temps, la même vision de l’art, tels que Support/Surface ou la Coopérative des Malassis – aucune théorie, féministe ou autre, n’a pu relier les oeuvres des femmes participant à La Spirale, à Femmes en Lutte, au Collectif Femmes/Art ou à Art et Regard des Femmes. Nous y trouvons des femmes travaillant toutes les techniques et toutes les directions artistiques : la peinture figurative et abstraite, inspirée ou non par les courants avant-gardistes, le dessin et le graphisme, la photographie, le livre d’artiste, la sculpture, l’installation, la performance et la vidéo. Certaines pratiques peuvent être décrites comme conceptuelles ou sociocritiques ; relativement peu d’entre elles peuvent être qualifiées de féministes. Françoise Eliet du Collective Femmes/Art a constaté l’aspect hétéroclite de son groupe. C’est l’une des raisons pour lesquelles elle a hésité, en tant que théoricienne de la peinture, à élaborer une position théorique sur l’art des femmes. Dans un texte inédit de 1977, elle écrit :

 » Il est difficile à l’heure actuelle de dire ce que des femmes peuvent produire ou non, ce qui leur est spécifique ou non. Nous ignorons trop le travail qui se fait pour pouvoir avancer des généralités qui risquent simplement d’être des erreurs quand l’état de nos connaissances aura changé, et quand les conditions dans lesquelles les femmes travaillent, produisent, se seront aussi transformées.

Montrer le travail des femmes, c’est à l’heure actuelle l’une des tâches urgentes, sans privilégier un média plutôt qu’un autre, une école plutôt qu’une autre. Mettre en place des structures de travail aussi souples que possible qui respectent l’autonomie de chacune et lui permette d’interroger sa pratique, sa biographie à travers l’histoire des autres. «  [11]

Existait-il donc un art féministe en France ? Avant la mise en place des groupes de plasticiennes, certaines artistes avaient déjà commencé à s’exprimer sur la condition féminine et sur les préjugés culturels. En 1971, Jeanne Socquet peint des femmes qui crient, qui hurlent, la bouche grande ouverte ; l’intensité émotionnelle se révèle dans la force du trait et dans les couleurs criantes. Mais les bulles dessinées près de leurs bouches sont entièrement vides ; leurs paroles sont censurées par la présence de panneaux d’interdiction. Les voix, les cris des femmes – et des féministes surtout – sont étouffés par une société qui ne veux pas les entendre.

Françoise Janicot, artiste pluridisciplinaire, s’exprime elle aussi sur le silence et sur l’auto-enfermement féminin. En 1972, elle a présenté une performance, L’encoconnage, dans laquelle elle s’enroule de ficelle des pieds jusqu’à la tête. Vêtue de noir, debout devant un mur blanc, elle commence par le ficelage de son pied droit, ensuite les chevilles, les genoux, les cuisses… Un poème sonore enregistré sur bande magnétique et composé de voix superposées décrit le déroulement de la performance et crée un rythme musical qui correspond aux gestes de l’artiste. Au moment où elle arrive au ficelage de la bouche et du nez, sa respiration devient difficile et se confond avec les voix enregistrées. À la fin de l’action, l’artiste est à peine capable de respirer et le fil doit être sectionné afin de la libérer de son  » encoconnage « . Cette oeuvre à la fois belle et angoissante symbolise, au-delà de l’auto-enfermement, l’oppression des femmes en général.

Certaines oeuvres d’Annette Messager sont résolument féministes : ses Tortures volontaires de 1972, une oeuvre composée de quatre-vingt-six photographies en noir et blanc, révèlent les diverses tortures subies par les femmes qui veulent  » perfectionner  » leur corps. Sa Collection de proverbes, qui date de 1973, est composée d’environ deux cents  » mots de sagesse  » brodés sur tissu : par exemple,  » Quand la fille naît, les murs pleurent « ,  » Tout vient de Dieu sauf la femme « . En reprenant une activité traditionnellement féminine, l’artiste rend ironiques et ridicules les préjugés séculaires de la société patriarcale.

Nil Yalter, artiste d’origine turque installée à Paris, a beaucoup travaillé sur la condition féminine. En 1974, elle a réalisé une oeuvre vidéo, La femme sans tête ou la danse du ventre, qui aborde la sexualité féminine avec franchise. La vidéo montre en gros plan le ventre de l’artiste ; avec un feutre noir, elle écrit autour de son nombril un passage du livre de René Nelly, qui s’intitule Érotique et civilisations :

 » La femme est à la fois « convexe » et « concave ». Mais encore faut-il qu’on ne l’ait point privé mentalement ou physiquement, du centre principal de sa convexité : le clitoris […]. Cette haine du clitoris correspond en vérité à l’horreur ancestrale que l’homme a toujours éprouvé pour la composante virile et naturelle de la femme, celle qui, chez elle, conditionne l’orgasme absolu. « 

Une fois son ventre recouvert de texte, l’artiste commence à danser au rythme d’une musique traditionnelle. Son geste d’écrire sur son ventre a une signification particulière dans sa culture. En Anatolie, jusqu’aux temps récents, les femmes stériles ou désobéissantes étaient amenées à l’imam de leur village, et sur leur ventre, l’imam écrivait des phrases à caractère religieux. Le ventre devenait talisman. Dans sa vidéo, Nil Yalter retourne le sens de cette tradition en dénonçant la négation du plaisir des femmes.

Seules deux de ces quatre artistes (Françoise Janicot et Nil Yalter) ont participé aux groupes de plasticiennes, et aucune d’entre elles n’a revendiqué le titre d’artiste féministe. Ceci peut s’expliquer par l’aspect réducteur du terme féministe pour décrire une pratique artistique. Les oeuvres à contenu féministe s’inscrivent aussi dans d’autres courants de l’art contemporain, tels que la figuration critique, l’art conceptuel ou sociologique. Comme l’explique Nil Yalter, son art est féministe, mais pas uniquement.

Cependant, si les plasticiennes travaillant en France ne se sont jamais réunies pour créer un groupe, voire un mouvement d’art féministe, c’est aussi lié au manque de soutien critique. Curieusement, le travail plastique des femmes, à contenu féministe ou non, a suscité peu de réflexion théorique dans ce pays. L’étude des revues féministes et artistiques des années 1970 révèle une pénurie frappante d’écrits sur l’art au féminin. Par contre, beaucoup d’encre a coulé sur l’écriture des femmes. Des écrivaines et des universitaires, notamment Hélèné Cixous, Xavière Gauthier et Julia Kristeva, se sont interrogées sur le rôle que pourrait jouer la différence sexuelle dans l’écriture et dans le processus créatif en général. Notons par exemple que dans la revue numéro cinq d’Art Press (mars 1977), un numéro spécial sur les femmes, sur dix-huit articles, trois seulement présentent le travail d’artistes contemporaines ; les autres sont consacrés à l’écriture, à la psychanalyse, aux thèmes de l’histoire de l’art, à la danse et à la musique. Aucun article ne fait mention des activités des groupes de plasticiennes, ni même n’aborde les difficultés des femmes pour se faire reconnaître dans le monde de l’art.

Dans le domaine des arts plastiques, nous ne trouvons qu’Aline Dallier pour soutenir de façon régulière les activités des artistes femmes, mais elle ne pouvait pas bâtir une théorie critique féministe ou créer un mouvement d’art féministe dans le milieu culturel parisien toute seule. Sa contribution la plus importante est sans doute son travail sur l’art textile des femmes, qui constitue le sujet de sa thèse de doctorat. Dès la fin des années 1960, elle avait observé que de nombreuses artistes, américaines et européennes, créaient des oeuvres cousues, tissées, ou faites avec des chiffons ou de la ficelle. Elle appelait cette tendance le  » soft art  » ou l’art textile. Dans sa thèse, elle démontre que l’art textile est né du désir des plasticiennes de chercher un lien avec les activités traditionnellement réservées aux femmes. L’emploi de la couture, du tissage et de la broderie remet en valeur ce travail à la fois artisanal et créatif, et rend hommage à la production culturelle et économique des femmes, depuis trop longtemps sous-estimée. Aline Dallier souligne que c’est le MLF et la prise de conscience féministe qui ont permis aux femmes d’être fières de cet héritage et d’employer ces techniques comme moyen d’expression artistique. L’historienne reconnaît que certains hommes emploient eux aussi des matériaux textiles dans leurs oeuvres, mais elle considère que pour les femmes, le choix d’utiliser des techniques textiles a d’autres significations, car c’est un choix lié à une quête identitaire.

Par exemple, au début des années 1970, Raymonde Arcier commence à faire des tricots  » monumentaux  » : des pulls, des sacs à provisions tricotés au format gigantesque. Ses sculptures souples expriment son besoin de se libérer du travail ménager. Elle écrit :  » Tricoter une éponge métallique d’un mètre de diamètre pour récurer les casseroles, c’est me libérer d’elle, et la faire reconnaître de force, dehors, par les autres.  » Nées de son expérience de vie et nourries par le prise de conscience féministe, ses oeuvres critiquent les activités traditionnelles féminines tout en rendant hommage aux femmes qui les ont réalisées.

Liliane Camier, jeune mère de famille qui cherchait sa voie d’artiste, a expérimenté elle aussi l’art textile. Puisqu’elle passait du temps à fabriquer des vêtements pour ses enfants, elle s’interrogeait sur la possibilité de combiner ses activités artistiques et familiales. En 1975, elle commence à créer des assemblages à partir d’objets trouvés à la maison – le fragment d’un jouet cassé ou une mèche de cheveux – qu’elle emballe dans du plastique transparent et qu’elle coud sur un support en tissu. Ses grands tableaux ainsi composés de  » vestiges quotidiens  » racontent sa vie de mère de famille, ses journées fragmentées et les exigences des enfants.

La recherche d’Aline Dallier constitue un corpus important sur l’art des femmes des années 1970. Cependant, elle ne couvre qu’un aspect de la problématique  » art et féminisme « . L’impact du féminisme sur les esprits ne se manifestait pas uniquement dans les oeuvres critiques du vécu et des rôles sexués. La prise de conscience, la réflexion sur le désir de peindre, de sculpter, de dessiner en tant que femme, se révèlent parfois d’une manière subtile ou évocatrice, dans la façon de travailler ou même dans l’attitude de l’artiste envers sa pratique. Par exemple, avant l’arrivée du mouvement des femmes dans l’art, Cristina Martinez peignait ce qu’elle appelle des  » images fortes  » : tubes, rubans, machines et véhicules rendus dans une exactitude illusionniste, suggérant à la fois la puissance et la malaise de la société technologique. À partir de 1975, lorsqu’elle commence à participer à Femmes en Lutte, puis au Collectif Femmes/Art, elle s’interroge sur sa pratique. En faisant des  » images fortes « , elle avait masqué un désir d’explorer d’autres directions dans son travail. Jeune femme peintre, soucieuse d’appartenir à l’avant-garde artistique, elle n’osait pas peindre des images fragiles ou éphémères, des images qui risqueraient d’être vues comme  » féminines « . Grâce au contact avec d’autres plasticiennes, elle ressent qu’elle peut dessiner la fragilité, explorer l’impalpable. En 1977, elle entame une série de dessins qu’elle intitule Cour intérieure : ils représentent des éléments géométriques qui se dégagent sur un fond brumeux, suggérant un espace imaginaire où l’éphémère et les forces structurantes cohabitent.

Les peintures abstraites de Michèle Katz et le travail graphique d’Anne Saussois, deux artistes qui ont participé aux activités du Collectif Femmes/Art, révèlent eux aussi une réflexion sur le féminin. Les paysages rocheux de Michèle Katz (de 1978-1981), aux surfaces soyeuses et aux couleurs de chair, évoquent autant des parties du corps que des parois de montagnes. Les dessins sensuels au crayon de couleur d’Anne Saussois (de 1978-1979) représentent des plis de rideaux ou d’étoffes. Fascinée, comme elle le dit, par le mouvement du corps sous le tissu, l’artiste fusionne corps et tissu dans ses oeuvres pour symboliser la sexualité féminine.

À la différence de Michèle Katz et d’Anne Saussois, Monique Frydman présente une vision plus violente, voire explosive du corps et de la sexualité. Ses grandes peintures sur papier représentent des torses féminins, dessinés d’un trait ample et vigoureux à la peinture à l’huile noire et l’huile de ricin. Projetés d’un seul coup, semble-t-il, contre le support papier, ces corps puissants et en mouvement perpétuel expriment la libération du désir et de la force créatrice féminine.

***

S’il est indéniable que le mouvement féministe et les rencontres entre plasticiennes ont eu un impact sur le travail d’un grand nombre de femmes, il est également vrai que toutes les artistes actives dans les groupes de plasticiennes ne faisaient pas obligatoirement un art qu’on peut appeler féministe. De plus, les artistes dont l’oeuvre ne révèle aucun lien observable avec le féminisme sont souvent écartés de discussions critiques sur l’art des femmes. Comme l’historienne de l’art Roselyne Marsaud Perrodin a observé :

 » La tendance générale de la critique est d’aller vers des créations dans lesquelles les repères sont évidents grâce à l’image ou la narration. Bien ! Mais comme il semble beaucoup plus problématique de révéler des particularités féminines communes dans un art hors de la figuration, on peut observer une mise à l’écart des artistes de l’art abstrait car elles ne servent pas les objectifs des critiques actuelles. «  [12]

Par exemple, Isabelle Champion-Métadier, active dans le groupe militant Les Pétroleuses et participante aux activités du groupe Femmes en Lutte et du Collectif Femmes/Art, expérimentait dans les années 1975-1979 une peinture abstraite inspirée par les recherches picturales du groupe (masculin) Support / Surface. Véra Molnar, solidaire avec le MLF et régulièrement présente aux réunions de Femmes/Art, explorait l’abstraction géométrique et le graphisme sur ordinateur. Ces deux artistes précisent qu’elles ne voyaient pas de lien entre leur engagement féministe et leur travail personnel.

Les oeuvres qui ne révèlent aucun lien observable ni avec le féminisme ni avec le fait d’être femme se prêtent difficilement à l’analyse d’un imaginaire spécifique. Certes, le processus de création et les choix artistiques ne s’enracinent pas dans la seule différence sexuelle. Toute l’expérience vécue de l’artiste, sa formation, son contact avec d’autres artistes, sa situation socioéconomique et les conditions matérielles dans lesquelles elle travaille jouent inévitablement un rôle dans l’évolution de son oeuvre. L’expérience vécue des femmes – l’expérience socioculturelle et biologique – est fondamentalement différente de celle des hommes, et il semble logique que cette expérience nourrisse, consciemment ou non, et d’une manière ou d’une autre, le travail créatif. Mais pour découvrir la part du féminin dans les oeuvres abstraites, il faudrait étudier en profondeur le parcours des artistes, creuser la biographie et les désirs de chacune.

Par exemple, une série de dessins de Véra Molnar, Lettres de ma mère, est née d’une réflexion su le lien mère-fille et peut-être du besoin de l’artiste d’affirmer son identité de créatrice à celle qui  » s’opposait toujours  » à elle [13]. Entamée en 1981, cette oeuvre s’inspire de l’écriture presque illisible de la mère âgée de l’artiste. Sur le traceur de son ordinateur, Vera Molnar a simulé l’écriture de sa mère [14] : les rangées de traits parfois ordonnés, parfois  » nerveux  » évoquent le graphisme variable des mots manuscrits. Imprimées sur papier, les lignes de  » mots  » serrés peuvent être interprétées comme les couches successives de la mémoire, les traces visibles du désir de l’artiste de rétablir la communication avec sa mère.

***

Les activités des groupes de plasticiennes ont connu un bref essor entre 1975 et 1980 : les expositions se sont multipliées ; les revues artistiques et féministes ont publié des numéros spéciaux sur la création au féminin [15]. En 1977, nous comptons au moins cinq revues – Obliques, L’Humidité, Art Press, Canal et Sorcières – qui ont consacré un numéro ou un dossier à l’expression plastique, littéraire et musicale des femmes. À Paris, l’ouverture de deux lieux d’exposition pour les femmes, le Lieu-dit en 1978 et la Galerie-Librairie des femmes en 1981, a donné un nouvel élan au mouvement des femmes dans l’art. En 1983, Aline Dallier a organisé un dossier important pour la revue Opus International,  » L’apport / La part des femmes « , qui analyse la contribution féminine à l’art contemporain en France. [16]

Paradoxalement, à l’époque même où Aline Dallier à publié ce dossier, les expositions de femmes se faisaient déjà plus rares, et la plupart des groupes de plasticiennes n’existaient plus. Comme dans tout groupe d’artistes, les désaccords entre les membres et le désir de chacune de mener seule sa recherche artistique ont entraîné l’éparpillement des groupes. Sans doute, certaines artistes croyaient que les activités collectives avaient atteint leur but ; il ne restait qu’à continuer son travail personnel et à s’imposer sur la scène artistique.

Aujourd’hui, nous pouvons nous demander si les efforts des plasticiennes dans les années 1970 ont contribué à améliorer la visibilité des oeuvres de femmes et à les inscrire dans l’histoire de l’art récente. À première vue, il semble que les femmes réussissent aussi bien que les hommes leur carrière d’artiste. Plusieurs jeunes artistes ont obtenu une véritable renommée : Sophie Calle, Marlene Dumas, Nan Goldin, Marie-Ange Guilleminot et Pipilotti Rist ont toutes bénéficié d’une exposition personnelle dans un musée parisien. La jeune peintre Carole Benzaken a vu l’une de ses toiles exposée au Musée National d’Art Moderne au Centre Georges Pompidou.

Mais la réussite de quelques-unes ne masque pas le constat que le travail d’un grand nombre de femmes, notamment celles qui ont déjà oeuvré pendant quelques décennies, demeure encore méconnu du grand public. Le pourcentage d’oeuvres de femmes dans les collections publiques est très réduit : quatorze pour cent seulement de la collection entière du Musée National d’Art Moderne, pour ne citer qu’un exemple. Les artistes femmes qui figurent dans les ouvrages sur l’histoire de l’art, y compris l’histoire de l’art contemporain, sont également peu nombreuses. Dans L’art contemporain en France par Catherine Millet, moins de quinze pour cent des artistes présentés sont des plasticiennes, et l’auteure ne dit rien sur les mouvements des femmes dans l’art dans les années 1970. Pourtant, en tant que rédactrice en chef d’Art Press, elle avait elle-même organisé le numéro spécial sur les femmes en 1977. Dans L’art du XXe siècle, récemment publié aux Éditions Taschen [17], les femmes ne constituent que huit pour cent des artistes étudiés. Si les éditeurs ont  » rectifié  » cette lacune en publiant un dictionnaire des artistes femmes [18], ce geste ne fait que souligner que l’histoire des femmes est une histoire à part, séparée de la  » vraie  » histoire (masculine). Cet état de fait a été mis en évidence par deux expositions historiographiques, Face à l’histoire : 1933-1996 et Les années 1970, l’art en cause, qui ont eu lieu respectivement à Paris en 1996 et à Bordeaux en 2002 [19]. Une présentation d’oeuvres inspirées par les mouvements féministes en France et dans le monde aurait pu s’inscrire parfaitement dans les thématiques élaborées par les organisateurs. Mais la participation féminine à chacune de ces deux expositions a été de moins de 9 %, et aucune oeuvre née de la prise de conscience féministe n’a été exposée. Ainsi, nous pourrions croire que le Mouvement de Libération des Femmes n’a pas été un événement historique important, et que le mouvement des femmes dans l’art n’a jamais existé.

Depuis quelques années, un travail  » archéologique  » a été entrepris par des historiennes d’art et par des étudiantes / chercheuses en histoire de l’art dans le but de réinscrire les oeuvres de femmes dans l’histoire culturelle. Mon propre travail de recherche retrace l’histoire et les activités d’un groupe de plasticiennes, le collectif Femmes/Art. Puisqu’il n’existe pas d’ouvrage d’ensemble sur l’art et le féminisme en France, et puisque les ouvrages sur l’art contemporain n’étudient pas le mouvement des femmes dans l’art, il fallait aller directement à la source : retrouver les artistes qui y ont participé, les interroger sur leur expérience au sein des groupes d’artistes et sur leur travail de l’époque, leur demander de la documentation, si elles en avaient, notamment des photographies des réunions, des textes inédits et des catalogues d’exposition. Pour toute recherche sur l’art et le féminisme dans ce pays, les articles de Françoise Eliet et d’Aline Dallier, sans oublier la Thèse de Doctorat de cette dernière, constituent un point de départ excellent, mais un point de départ seulement. Françoise Eliet et Aline Dallier ne pouvaient sans doute pas imaginer, en 1980, que personne ne reprendrait la recherche qu’elles avaient entamée. En 1977, Françoise Eliet écrivit :  » Il faut mettre sur pied des expositions, individuelles et collectives, des revues, des lieux de rencontre pour qu’ait lieu un vaste mouvement d’échanges qui nous tirera du marasme théorique où nous sommes. «  [20] L’auteure, décédée prématurément en 1983, aurait été déçue d’apprendre que ce  » marasme  » existe encore en l’an 2000. Aujourd’hui, des nouvelles publications et des travaux universitaires commencent à combler ce vide [21]. Espérons que ce travail de recherche va continuer, que les expositions, les monographies et les études historiographiques sur l’art des femmes seront multipliées dans les années à venir.

Diana Quinby, « De l’art et du féminisme en France dans les années 1970 »
Extrait du Bulletin Archives du féminisme, n° 8, décembre 2004.

Diana Quinby est Docteure en histoire de l’Université de Paris I.

Notes

[1] Aline Dallier,  » Du féminisme dans l’art en France « , in Art et Féminisme, catalogue de l’exposition au Musée d’Art Contemporain, Montréal, 1982, p. 169.

[2] Voir notamment les articles d’Aline Dallier dans Opus International :  » Le Soft Art et les femmes « , n° 52, septembre 1974, pp. 49-53 ;  » Le Feminist Art aux U.S.A. « , n° 50, mai 1974, pp. 70-75 ;  » Le Mouvement des femmes dans l’art « , n° 66/67, mai-juin 1978, pp. 35-41. Voir également sa thèse de doctorat, non-publiée : Activités et réalisations des femmes dans l’art contemporain. Un premier exemple : les oeuvres dérivées des techniques textiles traditionnelles, soutenue à l’Université de Paris VIII, 1980.

[3] Laura Cottingham,  » Vraiment, féminisme et art « , in catalogue du même titre, Magasin, Centre National d’Art Contemporain de Grenoble, 1997, p. 14, [[Aline Dallier,  » Le mouvement des femmes dans l’art « , Opus International, n° 66/67, printemps 1978, p. 35.

[4] Voir notamment Norma Broude, Mary D. Garrard ed., The Power of Feminist Art : The American Movement of the 1970’s, History and Impact, New York, Harry N. Abrams, 1996 ; les recueils de textes de Lucy R. Lippard : The Pink Glass Swan : Selected Feminist Essays on Art, New York, The New Press, 1995 ; From The Center : Feminist Essays on Women’s Art, New York, E. P. Dutton, 1976.

[5] À partir de 1972, des revues d’art féministes commencent à paraître : le Feminist Art Journal, Women Artists’ Newsletter, Womanart et Heresies sont publiées à New York. Toujours en 1972, le A.I.R. Gallery (Artists in Residence) est créé pour promouvoir l’art des femmes. La galerie existe toujours ; elle est située à 40 Wooster Street, New York, New York.

[6] Pour plus d’information sur les groupes de plasticiennes, voir la thèse de Diana Quinby, Le Collectif Femmes/Art à Paris dans les années 1970 : une contribution à l’étude du mouvement des femmes dans l’art, sous la direction de Françoise Levaillant, soutenue en novembre 2003, Université de Paris-1, Panthéon-Sorbonne. Voir également la thèse de Fabienne Dumont, Femmes et art dans les années 70 : “ Douze ans d’art contemporain ” version plasticiennes. Une face cachée de l’histoire de l’art. Paris, 1970-1982, sous la direction de Laurence Bertrand-Dorléac, soutenue en mars 2004, Université de Picardie / Jules Verne.

[7] Ces données se trouvent dans un texte inédit de Charlotte Calmis, “ La Spirale dénonce… ”, Paris, le 6 novembre 1974, archives de Marie-Jo Bonnet.

[8] Pour des statistiques précises sur la représentation feminine dans la presse artistique française, voir Fabienne Dumont, op. cit., pp. 51-61.

[9] Op. cit., p. 42.

[10] Le catalogue de cette exposition, Exposition dans un atelier, chez Claude Bauret-Allard, Paris, les 9, 10 & 11 juin 1978, est consultable à la Bibliothèque Kandinsky au Centre Georges Pompidou.

[11] Françoise Eliet, texte de présentation, Bulletin Femmes/Art, n° 1, octobre 1977, p. 1. Ce bulletin ronéotypé, dont il existe trois numéros, circula à l’intérieur du Collectif Femmes/Art entre octobre 1977 et janvier 1978.

[12] Roselyne Marsaud Perrodin, “ Elles ”, Pratiques : réflexions sur l’art, n° 3-4, automne 1997, p. 103.

[13] Vera Molnar,  » My Mother’s Letters : Simulation by Computer « , Leonardo, vol. 28, n° 3, 1995, p. 170.

[14] Il existe plusieurs catalogues de l’oeuvre de Vera Molnar : voir par exemple Vera Molnar : Extrait de 100,000 milliards de lignes, texte de Vincent Baby, Le Crédac, Ivry-sur-Seine, 1999.

[15] Voir notamment : Les cahiers du GRIF,  » Dé-pro-ré-créer « , n° 7, juin 1975 ; Obliques,  » La femme surréaliste « , n° 14-15, 1977 ; L’Humidité,  » Femmes et création « , n° 24, printemps 1977 ; Art Press,  » Femmes-Différences « , n° 5, mars 1977 ; Canal,  » Créativité / Femmes « , n° 8, octobre 1977 ; Sorcières,  » L’art et les femmes « , n° 10, octobre-novembre 1977 ; Pénélope,  » Les femmes et la création « , n° 3, automne 1980.

[16]  » L’apport / La part des femmes « , dossier organisé par Aline Dallier in Opus International, n° 88, printemps 1983.

[17] Sous la direction de Ingo F. Walther, Cologne, Londres, Paris, Taschen, 1998.

[18] Uta Grosenick, éditrice, Women Artists : Femmes artistes du XXe et du XXIe siècle, Cologne, Londres, Madrid, New York, Taschen, 2001.

[19] Face à l’histoire : 1933-1996, Centre Georges Pompidou, Paris, 1996 ; catalogue aux Éditions Flammarion. Les années 1970 : l’art en cause, Musée d’Art Contemporain de Bordeaux, 2002.

[20] Françoise Eliet,  » Produire des différences « , Canal, n° 8, octobre 1977, p. 22.

[21] Voir notamment Marie-Jo Bonnet, Les femmes dans l’art, La Martinière, 2004. Voir également les thèses citées dans la note 7.