Thuau (S.), Cécile Brunschvicg et la question de l’enfance scolarisée

C. Brunschvicg par H. Manuel

Résumé d’un mémoire de maîtrise d’histoire mention Archives, sous la direction de Christine Bard, Université d’Angers, 2002.

La singularité de l’histoire du fonds Cécile Brunschvicg contribue pour beaucoup à l’originalité de cette étude. Elle est réalisée dans le cadre d’une maîtrise de classement au Centre des Archives du féminisme. Au cours de cette dernière nous avons procédé au classement de ce fonds. Celui-ci est exceptionnel car il fait partie des fonds « russes », récemment rapatriés en France.

Personnalité emblématique du féminisme réformiste de l’entre-deux-guerres, Cécile Kahn, de son nom de jeune fille, est née en Seine-et-Marne en 1877, dans une famille juive d’Alsaciens aisés. Elle ne s’engage pas dans une carrière professionnelle bien que titulaire du brevet supérieur. Elle se marie avec le philosophe Léon Brunschvicg en 1899. Celui-ci n’est pas étranger à son engagement dans le mouvement féministe, comme elle le reconnaît elle-même. A partir de 1909, elle adhère aux deux plus grandes associations féministes réformistes : le Conseil national des femmes françaises, dont elle préside de la section travail à partir de 1915, et l’Union française pour le suffrage des femmes, dont elle est la présidente à partir de 1924. Cette même année, elle prend la direction de l’hebdomadaire féministe La Française. Son intérêt pour la défense et la protection du travail des femmes apparaît aussi dans sa participation à la création de l’Ecole des Surintendantes d’usine en 1917. Comme la majorité des féministes, elle rejoint « l’Union sacrée » et crée l’oeuvre parisienne pour le logement des réfugiés. L’année 1924 représente une rupture dans son militantisme. C’est le point de départ de ses années politiques. Elle adhère au parti radical, qui à la suite du Congrès de Boulogne-sur-Mer s’est ouvert aux femmes. L’année 1936 voit non seulement la seconde étape de l’engagement politique de Cécile Brunschvicg, mais aussi son apogée : sa nomination au poste de sous-secrétaire d’Etat à l’Education nationale dans le gouvernement de Léon Blum.

S’intéresser à la dimension politique du militantisme de Cécile Brunschvicg et non à ses activités féministes, c’est contribuer à enrichir l’historiographie. Cette étude s’ajoute aux ouvrages, très nombreux, relatifs au Front populaire. Cependant, elle porte sur un aspect de cette période qui est généralement occulté. Surtout, elle participe à l’élaboration de l’historiographie de l’histoire des femmes. La question des rapports entre le féminisme et la politique s’intègre aux nouvelles approches données à cette dernière. En effet, la participation des femmes – et en l’occurrence de féministes – à la vie politique a déjà donné lieu à des études pertinentes, qui se sont multipliées depuis le début des années 1990, à l’occasion du débat sur la parité hommes-femmes dans les assemblées élues. Elles tentent de mettre en évidence les raisons qui expliquent « l’exception française ».
Le passage de Cécile Brunschvicg dans le gouvernement n’est pas resté anonyme et sa présence au coeur de l’Etat s’est même poursuivie jusqu’en 1939 par sa participation au Conseil Supérieur de la Protection de l’Enfance et au Conseil Supérieur d’Hygiène Sociale. Cette année marque la limite chronologique de notre étude. D’une part, le déclenchement du second conflit mondial la contraint à réduire considérablement ses activités militantes et, en juillet 1940, elle se réfugie dans le Midi. D’autre part, les sources se rapportant à ses activités se raréfient et sont très incomplètes, ce qui ne peut guère servir à la réalisation d’une étude historique convaincante.

Il a fallu procéder à des choix parmi les réalisations accomplies. Les attributions de Cécile Brunschvicg comportent deux aspects : une mission d’ordre social vis-à-vis de l’enfance « normale » et « malheureuse » (déficiente et délinquante) ; une action en faveur des femmes. La nature, la quantité et l’intérêt des archives nous ont conduite à restreindre cette étude à la première mission pour l’enfance « normale » scolarisée ou qui devrait l’être. L’expression enfance scolarisée fait référence aux enfants qui fréquentent les écoles primaires élémentaires entre 6 et 13 ans.

Pour réaliser cette étude, nous avons essentiellement utilisé le fonds Brunschvicg et plus précisément les archives relatives à ses activités au sous-secrétariat d’Etat, seul témoignage de son travail. De précieuses informations sur les projets envisagés ou sur l’état des lieux des infrastructures existantes sont données par les différents rapports conservés dans le fonds. La lecture de l’importante correspondance de Cécile Brunschvicg a permis de définir les relations entretenues avec l’ensemble de ses partenaires de travail, de préciser l’exécution de la politique adoptée et la mise en place des projets. De nombreux renseignements sont contenus dans les deux enquêtes réalisées par Cécile Brunschvicg. La première porte sur les conditions de la vie matérielle des élèves des écoles publiques et la seconde sur la situation de l’enseignement ménager en France. Outre le rapport final, les archives se composent des questionnaires d’enquêtes et de la quasi totalité des réponses. Nous avons été confrontée à plusieurs reprises à la question de la chronologie car les archives de Cécile Brunschvicg ne sont pas toujours datées, ce qui nuit à leur exploitation. La consultation d’un certain nombre de documents, notamment des articles de presse, conservés à la Bibliothèque Marguerite Durand permet de s’interroger sur l’impact de la nomination de Cécile Brunschvicg et sur les jugements portés par d’autres féministes ou personnalités politiques sur ses activités. Les papiers personnels de Marcel Abraham, chef de cabinet du ministre de l’Education nationale, Jean Zay, complètent les informations fournies par ce dernier dans ses mémoires au sujet notamment des circonstances de la nomination de la sous-secrétaire d’Etat [1]. Cette étude faisant référence à de nombreux textes de lois, nous avons consulté les Journaux Officiels. Enfin, expliquer l’esprit et les buts de l’enseignement ménager des jeunes filles en classe de fin d’études implique de consulter quelques manuels de cette discipline.

Près d’un demi-siècle après la promulgation des lois Jules Ferry, celles-ci ne sont pas encore respectées, notamment l’obligation de l’instruction. Or, la loi du 9 août 1936 étend cette dernière jusqu’à 14 ans. Le gouvernement doit donc à la fois faire respecter cette législation élargie et mettre en place l’organisation de l’année supplémentaire. Pour cela, une nouvelle approche du problème est envisagée : l’aspect social de la question. C’est la mission générale confiée à Cécile Brunschvicg. Nous pouvons nous demander quelle a été sa politique pour remplir cette mission. Et plus précisément : Quels sont les moyens mis en oeuvre ? Quels sont les fruits de cette politique ? Les réalisations ont-elles une quelconque incidence sur l’amélioration des conditions de vie des enfants scolarisés ? Un meilleur respect de la législation est-il envisageable ?

Cécile Brunschvicg a réussi à remplir sa mission. Faisant preuve de modération et de diplomatie, elle a su coopérer avec ses différents partenaires de travail, notamment les partenaires politiques. Pourtant, elle était placée dans une position d’infériorité par rapport à eux, étant dépourvue des droits civiques et mineure civilement. Au cours des trois années passées au coeur de l’Etat, elle a mis ses compétences et ses expériences antérieures au service de l’enfance scolarisée. Elle montre ainsi son attachement aux préoccupations morales et sociales de la société de l’époque.

Avec les moyens dont elle disposait ou qu’elle a obtenus, elle a cherché à faire pénétrer l’hygiène à l’école, en y associant toutes les personnes concernées. Elle a obtenu l’attribution d’une subvention de 1 000 F. pour l’aménagement matériel de chaque nouvelle cantine scolaire et pour un certain nombre de cantines déjà existantes. Entre 1936 et 1938, le nombre des cantines est passé de 8 513 à plus de 12 609, ce qui symbolise le succès de la politique adoptée par la sous-secrétaire d’Etat. Le développement de cette oeuvre, le généralisation de l’inspection médicale scolaire et le nouvel élan donné à l’éducation physique contribuent indéniablement à l’amélioration du bien-être matériel et moral des enfants scolarisés. L’école est davantage susceptible d’assurer à l’enfant non seulement son plein développement intellectuel, mais encore son développement physique et moral. C’est essentiel, car le bien-être de l’enfant conditionne sa réussite scolaire. Un meilleur respect de la législation scolaire est envisageable dans la mesure où l’école est plus attrayante, répond aux attentes des parents ainsi qu’aux exigences préconisées par les hygiénistes et le personnel social.

En dépit de l’oeuvre accomplie, et qui est appréciée, la nomination de Cécile Brunschvicg n’entraîne pas une évolution des mentalités au sujet de l’intégration des femmes dans la vie politique. Cette expérience de l’exercice du pouvoir, à une fonction sans enjeu véritable d’ailleurs, est éphémère et non renouvelée dans l’immédiat puisque Camille Chautemps ne prend pas de femmes dans son cabinet. Le geste de Léon Blum reste symbolique et sans conséquences.
De plus, Cécile Brunschvicg n’est pas parvenue à profiter pleinement de l’occasion qui lui était offerte pour oeuvrer en faveur des femmes. Elle s’est trouvée prise aux pièges des valeurs et de la méthode d’action défendues par les féministes réformistes. Cette étude soulève donc la question du rapport entre militantisme suffragiste et exercice du pouvoir. Sont-ils compatibles ? Surtout, elle conduit à s’interroger sur les conditions de l’exercice du pouvoir. Quelle relation il y a-t-il entre celui-ci et les droits politiques ? Quel rôle véritable exercent ces droits vis-à-vis de la participation des femmes à la vie politique ?

[1] Jean Zay, Souvenirs et Solitude, Le Roeulx, Talus d’Approche, 1987.

 Soizic Thuau, « Cécile Brunschvicg et la question de l’enfance scolarisée : l’œuvre d’une femme au coeur de l’Etat (1936-1939) »
  Extrait du Bulletin Archives du féminisme, n° 4, 2e semestre 2002