Vahé (I.), Jeanne Mélin, les évolutions d’une féministe libre-penseuse

Le centenaire de la loi de 1905 nous donne l’occasion de croiser l’histoire du féminisme et de la libre pensée en France à propos de l’itinéraire militant de Jeanne Mélin. Née dans une famille ardennaise bourgeoise, elle adhère en 1901 à la Paix par le Droit. Elle s’inscrit aussi dans le courant féministe en fondant en 1912 le groupe de l’Union Française pour le Suffrage des femmes (UFSF) des Ardennes. En 1914, ses premières divergences avec l’UFSF apparaissent. Refusant l’Union Sacrée, Jeanne Mélin regrette l’absence de l’UFSF au Congrès pacifiste de La Haye auquel elle donne son adhésion. En 1918, elle fonde le comité d’action suffragiste prônant le suffrage intégral. De 1919 à 1925, elle milite très activement pour la paix et le droit de vote des femmes, notamment au sein de la Ligue Internationale des Femmes pour la Paix et la Liberté (LIFPL). De 1920 à 1923, elle est membre du Parti communiste français. Entre 1925 et 1930, elle quitte provisoirement l’action militante pour se plonger dans l’écriture de romans et de lettres philosophiques, les lettres à Thalès. Au début des années 30, elle cherche à unir les pacifistes divisés en créant le Cercle Pax Orient Occident et adhère aux idées des pacifistes intégraux. Après 1936, elle se retire de la vie publique. La famille Mélin est catholique sans être cléricale. La grand-mère, Constance Dumont, bien que pieuse, refusait l’implication des prêtres dans la vie de famille. Dans ses Mémoires, Jeanne Mélin, qui est baptisée, la présente comme une « vraie républicaine anticléricale » [1]. Le soutien à la République est une valeur importante pour ses proches qui lisent quotidiennement Le Petit Ardennais, dirigé par Emile Corneau. Ce journal quotidien républicain, laïc, ouvert aux francs-maçons, n’hésite pas à mentionner des obsèques laïques et ne manque jamais une occasion de stigmatiser les ecclésiastiques catholiques. Toutefois, Jeanne Mélin reçoit une éducation conforme à celle des jeunes filles de son milieu social au XIXe siècle. Elle fait des études secondaires au pensionnat Sainte-Chrétienne de Carignan alors que son frère est envoyé au lycée de Charleville. Dans ses Mémoires, elle pointe un effet néfaste de son éducation, critiquant l’éducation littéraire qu’elle a reçue. Dans une Lettre à Thalès de février 1928, elle relate aussi l’éveil de sa conscience anticléricale, libre penseuse : « La littérature surtout était mise à un plan d’arrière. Et des philosophes scandaleux, leurs théories connues des pauvres jeunes filles que nous étions, devaient entraîner nos esprits à la dérive en abolissant en nous les croyances dogmatiques. Fi des romanciers et des romancières comme George Sand par exemple, suppôt de Satan. Lire tous ces auteurs, pionniers du progrès de l’esprit humain devait nous conduire tout droit aux enfers. C’était péché mortel ! » [2]. La lecture, adolescente, de Victor Hugo, renforce ses convictions. Dans ses Mémoires, elle insiste sur ses interrogations sur sa foi, sur sa curiosité d’esprit trop vive pour les religieuses : « Cependant, je n’étais pas sans les inquiéter. Lors de retraites organisées par les jésuites, elles me désignaient pour combattre ce qu’elles appelaient ma curiosité d’esprit » [3]. Elle subit alors des crises de conscience. Plusieurs événements familiaux vont la détourner de la religion : le décès de sa grand-mère et la grave maladie de sa mère. Lors de séjours parisiens entre 1896 et 1900 pour les soins maternels, elle séjourne dans une pension de famille tenue par des religieuses et condamne leurs « influences mystiques ». [4]. En 1901, Jeanne Mélin suit avec un grand intérêt les débats à la Chambre à propos de la loi sur les congrégations et les associations. Elle est sensible au discours laïque, libre-penseur, anticlérical de la branche ardennaise de la Ligue des Droits de l’Homme (LDH) qui souhaite simplement défendre la liberté de conscience de chacun et mène une action constante sur la promulgation et l’application de la loi sur la séparation des Eglises et des Etats. Dans cet état d’esprit, Jeanne Mélin adhère naturellement en 1902 à la fédération des Ardennes de la LDH, créée un an plus tôt. Elle y retrouve des similitudes avec ses engagements : le respect de la laïcité, l’anticléricalisme.

Au fil des années, son discours anticlérical s’intègre à sa réflexion féministe. En mars 1912, lors d’une conférence pour l’UFSF dans les Ardennes, elle essaie de convaincre « ceux qui ignorent tout de la question féministe et du mouvement suffragiste, ceux qui le connaissent mal , ceux qui craignent pour la société un recul politique, les femmes indifférentes ou hostiles ». [5]. Elle s’attaque à un cliché véhiculé par les partis de gauche : « Si les femmes votent, ce sont les curés qui votent » [6]. Elle relativise ce poncif, affirmant que de nombreuses croyantes sont « routinières en religion, mais nullement fanatiques » [7]. Pour contrer cette influence de l’Eglise qu’elle juge restreinte, elle fait l’éloge de l’éducation politique de la femme qui permet l’éclosion de son indépendance. A la fin de décembre 1912, Jeanne Mélin évoque pour la première fois en public ses opinions libres-penseuses en invitant dans sa ville de Carignan, près de Sedan, l’avocat libre-penseur Gustave Hubbard [8] pour une conférence sur la Paix et la Libre-Pensée Internationale. Par cette invitation, Jeanne Mélin cherche à rassembler toutes les forces vives susceptibles de mener le combat pacifiste et libre-penseur. L’orateur commence sa conférence en insistant sur le fait suivant : « La libre pensée considérait les Eglises et les Religions comme les auteurs de beaucoup de guerres ». [9]. Il se sert d’images historiques connues de tous – « les croisades, le seigneur béni par un prêtre » – pour dénoncer « cette alliance du militarisme et du cléricalisme qui produisent des effets plus meurtriers encore ». [10]. Cette dénonciation de l’alliance du sabre et du goupillon en faveur de la guerre est un des leitmotivs de l’engagement libre-penseur de Jeanne Mélin. Pendant la Grande Guerre et la première moitié des années 1920, elle n’utilise pas ces arguments libre-penseurs au sujet de la paix et du droit de vote des femmes. En 1927, elle traverse une période personnelle très difficile, marquée par le décès de sa mère et une lassitude de l’engagement militant. Dans Les Lettres à Thalès, elle révèle sa grande vulnérabilité qui se traduit par une exacerbation de ses convictions de libre-penseuse. Elle se sert d’un exemple familial – le mariage de son frère – pour déclencher son courroux. Elle refuse que son frère se marie religieusement. Elle refuse de se rendre à la cérémonie religieuse. Elle rejette ces convenances respectées par tous, ces sociabilités établies dans la France profonde, sacralisant la messe du dimanche et le mariage religieux. Elle fait sa profession de foi de libre-penseuse en affirmant ne porter « aucun respect à ces simulacres de croyances en des religions qu’on ne connaît même qu’imparfaitement et qu’on néglige de pratiquer dans la vie courante ». [11]. Elle reprend à son compte cette idéologie, assimilant les chrétiens, les prêtres à des rats, cherchant à détruire les fondations de la République, à favoriser la guerre, à empêcher les femmes de voter : « Comme ceux des caves, ils [ les rats] se plaisent dans les coins obscurs, y entassant provisions sur provisions, il ne s’agit pour les faire déguerpir que de leur marcher sur la queue, bousculer leurs cachettes et les effrayer avec un peu de vacarme ! » [12]. Jusqu’à l’élection du pape Jean XXIII, elle se complaît dans son discours anticlérical. Ensuite, ses convictions semblent fléchir. Elle espère dans son journal intime que le nouveau pape sera l’ « arbitre de la Paix entre les peuples usant de son autorité pour faire l’orgueil des gouvernants ». [13]. En avril 1963, elle rend hommage à la principale revendication de Vatican II qu’elle présente comme le « plus grand tournant de l’histoire de l’Eglise ». [14]. Elle apprécie l’implication de l’Eglise pour « dominer la politique internationale contre la faim et la misère ». [15]. Elle salue l’encyclique « Pacem in terris », proclamée le 11 avril 1963 ordonnant la paix entre les nations, fondée sur la vérité, la justice, la charité, la liberté. Le pape y établit un principe : « La paix sur la terre, objet du profond désir de l’humanité de tous les temps ne peut se fonder ni s’affermir que dans le respect absolu de l’ordre établi par Dieu » [16]. Il cherche à détruire « les désordres qui opposent les individus et les peuples, comme si la force seule pouvait régler leurs rapports mutuels » [17]. Jeanne Mélin mesure le chemin parcouru, se souvenant de ses démêlés avec le journal conservateur et catholique ardennais, La Dépêche des Ardennes, au début du XXe siècle. En ce même mois d’avril 1963, elle salue le courage du pape Jean XXIII d’imposer une vision sociale grâce à Vatican II. Elle lui voue une grande admiration, appréciant qu’il soit issu d’un milieu modeste et qu’il ait connu la misère dans sa jeunesse. Elle le remercie d’avoir « démontré le bien-fondé de l’œuvre sociale préconisée par les révolutionnaires issus de la philosophie des penseurs les plus persécutés de l’Eglise et des fondateurs des Droits de l’Homme et du citoyen assurant aux peuples la libre disposition d’eux-mêmes » [18]. Jeanne Mélin salue surtout la reconnaissance par le Vatican de l’entrée des femmes dans la vie publique. Ce geste du Vatican va permettre, espère-t-elle, de mettre un terme à la mainmise de l’Eglise sur le vote féminin. En reprenant cet argument, Jeanne Mélin réfléchit en féministe de la première vague. Elle espère toutefois que cette initiative va assouplir la doxa restrictive de l’Eglise sur la « condition féminine » [19]. Un point provoque cependant sa colère : le refus du contrôle des naissances par le Vatican qui préconise plutôt l’amélioration par la science des « ressources alimentaires » [20]. Au contraire, selon Jeanne Mélin, la priorité est la mise en place du contrôle des naissances et la régulation de la misère. Craignant la surpopulation de la planète, elle s’en explique dès 1962 dans son journal intime : « Les familles de plus en plus encouragées par des demandes officielles sont un danger permanent sur les besoins du fait du nombre de bouches à nourrir » [21]. Elle souhaite « réglementer raisonnablement la procréation » qui « va devenir une obligation si on veut éviter la surcharge humaine sur la planète » [22]. Elle reconnaît « l’attachement du pape à une société nouvelle, plus libre et plus humaine » [23]. Après la mort de Jean XXIII, le 22 juin 1963, Jeanne Mélin espère que Paul VI va poursuivre l’œuvre de son prédécesseur [24]. Mais ne nous trompons pas : il ne s’agit pas, au crépuscule de sa vie, d’un retour tardif à la foi catholique. En avril 1964, ses obsèques sont civiles.

Isabelle Vahé. « Jeanne Mélin (1877-1964), les évolutions d’une féministe libre-penseuse ».
Extrait du bulletin Archives du féminisme, n°9 – décembre 2005 : dossier « Féministes laïques de la Première vague ».

Notes

[1] Archives Départementales (AD) des Ardennes. Collection Mélin. 15 J 1. Jeanne Mélin, Mémoires, p.1. Retour

[2] BHVP. Fonds Bouglé. Boite 2. Fonds Jeanne Mélin, Lettres à Thalès, 6 février 1928. Retour

[3] AD des Ardennes. Collection Mélin. 15 J 1. Jeanne Mélin, Mémoires, p.7. Retour

[4] AD des Ardennes. Collection Mélin. 15 J 1. Jeanne Mélin, Mémoires, p.6. Retour

[5] BHVP. Fonds Bouglé. Boite 34. Brouillon d’une conférence du 30 mars 1912. Retour

[6] Idem. Retour

[7] Idem. Retour

[8] Gustave Hubbard (1858-1927), député de Seine-et-Oise (1895-1898) et des Basses-Alpes (1901-1906). En 1901, il milite en faveur de la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Il dépose des amendements souhaitant la fermeture de l’ambassade de France auprès du Vatican. Retour

[9] Le Petit Ardennais, 27 décembre 1912. Retour

[10] Idem. Retour

[11] BHVP. Fonds Bouglé. Boite 1. Fonds Jeanne Mélin, Lettres à Thalès, 28 mars 1927. Retour

[12] Idem. Retour

[13] AD des Ardennes. Collection Mélin. 15 J 3 (1). Jeanne Mélin, Libres propos ardennais, 30 octobre 1958. Retour

[14] AD des Ardennes. Collection Mélin. 15 J 3 (1). Jeanne Mélin, Libres propos psychocosmiques, 11 avril 1963. Retour

[15] Idem. Retour

[16] Encyclique Pacem in terris (11 avril 1963), cité in Paul Dreyfus, Jean XXIII, Fayard, 1979, pp. 377-382. Retour

[17] Idem. Retour

[18] AD des Ardennes. Collection Mélin. 15 J 3 (1). Jeanne Mélin, Libres propos psychocosmiques, 11 avril 1963. Retour

[19] Idem. Retour

[20] Idem. Retour

[21] Archives Départementales des Ardennes. Collection Jeanne Mélin. 15 J 3 (1). Jeanne Mélin, Libres propos européens, 30 mai 1962. Retour

[22] Ibid. Retour

[23] Archives Départementales des Ardennes. Collection Jeanne Mélin. 15 J 3 (1). Jeanne Mélin, Libres propos psychocosmiques, 27 mars 1963. Retour

[24] Archives Départementales des Ardennes. Collection Jeanne Mélin. 15 J 3 (1). Jeanne Mélin, Libres propos psychocosmiques, 24 juin 1963. Retour