Bard (C.), Niepce (J.), Karnaouch (D.), Qu’est-ce que le féminisme culturel ?

Le féminisme comme mouvement social, comme mouvement politique, nous connaissons. En revanche, le féminisme comme mouvement culturel reste un objet flou, souvent oublié dans l’historiographie. Il nous faut pourtant le saisir plus précisément pour mettre en oeuvre efficacement une politique de sauvegarde d’archives et un guide des sources.
Artistes, femmes de lettres, savantes, universitaires, éducatrices – des femmes très souvent, des hommes parfois – ont lutté dans le domaine culturel pour l’émancipation des femmes, soit par leurs oeuvres, soit en s’engageant personnellement. Que dire, enfin, de celles qui, parfois contre leur gré, incarnent le « féminisme », telles les pionnières dans les carrières « masculines », de Julie Daubié, première bachelière, à Marguerite Yourcenar, première Académicienne ?

L’association Archives du féminisme lance le remue-méninges. Après l’AG du 12 octobre 2002, nous avons été plusieurs à intervenir sur notre manière de voir et de définir le féminisme culturel. A vous de poursuivre…

Christine Bard :
Le féminisme n’est pas moins difficile à définir que le culturel. Si on prend ce dernier mot dans son sens anthropologique, tout est culture, de la manière de faire l’amour à celle de faire les confitures. Malgré sa démesure, ce premier sens nous interpelle, justement parce que le féminisme s’intéresse au quotidien, au corporel, à l’intime, à la cuisine et au sexe.
Au sens restreint qui est habituellement le sien, le culturel est ce qui concerne la création artistique. Pouvons-nous décider que nous nous situons à mi-chemin de ces deux définitions, attentives à des cultures plurielles – celle des élites, et celles des autres ?
Ma position d’historienne du féminisme de la première vague me porte à proposer une définition large du féminisme : mouvement collectif pour l’égalité des sexes. J’insiste sur le « collectif », avec, notamment, sa dimension associative. Je précise que cette définition ne permet pas de confondre féminin et féministe. Des hommes sont féministes. Des associations féminines sont antiféministes. Le simple bon sens nous engage à ne pas compliquer la définition et à renforcer une définition conventionnelle déjà donnée dans l’historiographie spécialisée. N’oublions pas le but poursuivi : guider vers les sources.
Dans la mesure du possible, il faut prendre en compte l’autodésignation. Il est délicat de considérer comme féministe une personne, un journal, une oeuvre ou une association qui ne se présenterait pas comme telle. Pourtant si elle l’est par les contemporaines, sa place est dans le guide, avec les explications nécessaires. Il serait regrettable de se priver de toutes les sources qui n’ont pas l’étiquette « féministe » parce que leurs productrices pensent ainsi éviter le stigmate, parce qu’elles ont préféré d’autres intitulés (« des femmes », par exemple). On devine là à quel point la contextualisation est essentielle. Juger ce qui est ou non féministe suppose une grande culture historique… et implique une inévitable subjectivité. A nous de l’assumer. Et puis, qualifier de féministe ou inclure une personne, une oeuvre, dans un guide des sources sur l’histoire du féminisme n’est pas lui faire offense ! Les scrupules français sont à interroger, au regard de l’emploi banal du mot féministe aux Etats-Unis (par des artistes, des universitaires, etc.) et ne doivent pas limiter l’envergure de notre investigation.
Concrètement, que recouvre le féminisme culturel ? Des études, des publications, mais aussi des loisirs organisés, de la « rando » et du « wendo », des pratiques d’écriture et d’expression artistique en général (cinéma notamment). Nous avons certes des difficultés avec l’art qui échappe toujours – et c’est heureux – à sa réduction au seul (éventuel) message. Pas de problème pour les institutions : de l’Union des femmes peintres et sculpteurs à la Fondation Camille en passant par le Festival de films de femmes. Plus difficile pour les artistes : engagées à titre personnel (l’étude des pétitions et manifestes est utile ici), ou par leur oeuvre ? Il faut s’intéresser à trois critères : auteurE, oeuvre (contenu et forme) et réception. On trouve à ces trois niveaux des dosages différents de « féminisme ». Le critère de la réception est très important : voir la quête d’héroïnes, d’icônes féministes (Jeanne Moreau, Delphine Seyrig, pour les actrices).
Je défendrai pour finir l’idée qu’il nous faut prendre en compte tout le nuancier du féminisme et tout le nuancier de la culture, sans préjugés. Il n’y a pas une mais des cultures féministes, jamais autonomes, jamais « pures », toujours alliées à d’autres cultures : sportives, lesbiennes, cinéphiles, écolos, bibliophiles, psy, immigrées, théologiques, ésotériques, marxistes, érotiques, esthétiques, éducatives…

Geneviève Sellier : (Maître de conférences habilitée, en études cinématographiques à l’Université de Caen)
Le féminisme culturel peut prendre, me semble-t-il, deux aspects complémentaires :

1 – la critique féministe de la culture dominante, qu’elle soit de masse ou d’élite, dans ses aspects patriarcaux, misogynes et en particulier en ce qui concerne la culture d’élite en France, la prétention d’une culture quasi exclusivement masculine (et qui pratique efficacement l’exclusion des femmes) à s’arroger en culture universelle, donc la critique de ce qu’on pourrait appeler l’universel masculin.
Dans le contexte français, ce type de travaux existe de façon très isolée puisqu’il n’existe pas de cursus d’études culturelles féministes. Qu’il s’agisse de littérature, de théâtre, de cinéma, d’arts plastiques ou de la presse, ces travaux sont peu publiés, peu diffusés et dispersés et donc doublement invisibles. Les archives pourraient donc se donner comme mission de les rassembler, et de leur donner ainsi une visibilité nouvelle, un rayonnement, une influence.

2 – les productions culturelles / artistiques des féministes.
Je ne parlerai que de la période la plus récente, depuis la deuxième guerre mondiale ; les productions culturelles qui ont pu être perçues d’une manière ou d’une autre comme féministes, relevaient en général d’une forme de littérature moyenne (intermédiaire entre culture de masse et culture d’élite) et à ce titre ont été considérées avec beaucoup de condescendance, d’abord par la critique « sérieuse » de l’époque, ensuite par l’université qui les a rarement jugées dignes de faire partie du canon. Je pense par exemple à des écrivaines comme Christiane Rochefort ou Marie Cardinal.
Les archives pourraient se donner comme mission de recueillir leurs archives personnelles, car je doute qu’une institution comme l’IMEC leur accorde autant d’intérêt qu’à celles d’un Robbe-Grillet ou d’un Sollers… Cela permettrait ainsi de susciter des études sur leurs oeuvres. Cela vaut évidemment pour d’autres champs que celui de la littérature (théâtre, cinéma, etc.)

Plus largement se pose la question des critères dont nous disposons pour décider qu’une production culturelle est ou non féministe. Dans le contexte français, où cette épithète est jugée infamante par toute personne non militante, on ne peut pas retenir comme critère l’auto-définition. Par ailleurs, je crois qu’il est impossible de régler cette question théoriquement à cause du caractère fondamentalement polysémique des créations culturelles. En revanche, il est relativement simple de la régler pragmatiquement au coup par coup, en tenant compte à la fois de la sous-exposition dont souffre telle ou telle oeuvre (ni Cixous, ni Kristeva, ni Yourcenar n’ont besoin de nous…) et de la façon dont l’auteur-e se positionne et/ou dont son oeuvre est reçue.

Janine Niepce :
« Etes-vous journaliste reporter photographe féministe ? » Voici ma réponse :
Comme journaliste, je dois être impartiale pour être crédible.
Depuis le XIXe siècle, le féminisme est une doctrine qui préconise l’extension des droits et du rôle de la femme dans la société. Je fais des images sur ces sujets. Ayant une sensibilité proche de celle d’Henri Cartier-Bresson et de Willy Ronis, mes confrères, c’est par le choix de mes sujets que je me différencie d’eux. A ma connaissance, vérifiée à « Visa pour l’image », je suis seule – parmi les photographes – à avoir systématiquement suivi le parcours des femmes en France depuis 1944 : vie quotidienne, mères au foyer, impact de la contraception, évolution, émancipation, parité.
Je suis reconnue comme photographe de l’histoire des femmes en France dont les images sont une référence. A partir des années 1970, j’ai photographié les mouvements féministes : MLAC – MLF – Choisir, etc. Ils luttaient pour la liberté de concevoir, d’avoir un enfant (si les femmes le voulaient, quand elles le voulaient) et l’interruption volontaire de grossesse.
Les adversaires de ces libertés ont trouvé un moyen redoutable de combattre les féministes. Ils les ont combattues par la caricature, le ridicule – chargeant le mot « féminisme » d’aigreur, de frustration, d’hystérie. Il est difficile de se déclarer journaliste féministe sans diminuer l’impact des images montrées.
Le culturel est défini par ce qui est relatif à la civilisation. Le féminisme en est une partie ainsi que le féminin. Trop de critiques du culturel banalisent et considèrent les oeuvres faites par des femmes ou sur des sujets féminins comme apparemment insignifiants ou trop quotidiens.
Par mes images de terrain, je montre la vie des Françaises, leur place dans notre société et cela dans tous les domaines.
Le Planning familial, les mouvements féministes, les militantes se sont largement servies de mes photographies pour l’extension des droits et le rôle de la femme dans notre pays. C’est ma façon de participer au féminisme culturel. Puisse l’histoire des femmes être plus largement divulguée pour plus de compréhension et moins d’injustice.

Denise Karnaouch :
1880-1914, la Belle époque du féminisme, des grands congrès, des suffragettes et de l’obtention du droit de vote dans plusieurs pays, marque une rupture dans le féminisme culturel. Aux XIXe et XXe siècle, la culture couvrira un champ beaucoup plus large, prospecté par historiens, sociologues, cinéastes, etc., bref, par tous les observateurs de la vie matérielle et spirituelle. Dès lors, on ne dénie plus aux femmes le droit au savoir et au savoir-faire, puisqu’elles ont passé les mêmes diplômes que les hommes et se sont battues pour les faire reconnaître. Aujourd’hui, Sophie Germain n’aurait plus besoin de prendre un pseudonyme masculin pour correspondre avec les mathématiciens de son temps !
Etudier le féminisme culturel c’est certes se pencher sur les femmes-symbole, qui, comme Sophie Germain en mathématiques, se sont distinguées dans les domaines intellectuel et artistique. De Dhuoda, qui écrivit au IXe siècle en latin le premier traité de pédagogie à Camille Claudel, toutes doivent être réhabilitées.
Mais, pour donner une idée générale sur la longue période qui va de la Renaissance à la Grande guerre, on peut dire que les femmes se sont particulièrement fait remarquer comme écrivaines ou comme animatrices de salons philosophiques et ont été continuellement en butte à l’animosité et à la controverse. Influence française (« les femmes savantes ») ou influence anglaise (les « Blue stockings »), leur participation à la culture a sans cesse été déniée. Féminisme et antiféminisme se sont confrontés. C’est le mérite de Linda Timmermans [1] d’avoir sans crainte d’anachronisme, parlé du « féminisme » et de ses détracteurs dès le XVIIe siècle dans la « querelle des femmes » et de leur activité de prosélytisme religieux. Elles ont été des féministes sans le savoir.
A la fin du XXe, il est indispensable de s’interroger sur le poids des combats féministes déclarés, non seulement pour l’accès des femmes à la culture, mais pour la prise en main féminine des différents éléments culturels, à égalité avec les hommes, c’est-à-dire finalement pour le pouvoir social et politique.

 [1] Linda Timmermans, L’accès des femmes à la culture. Un débat d’idées de Saint-François de Sales à la Marquise de Lambert, Paris, Honoré Champion, 1993.

 
Bard, G. Sellier, J. Niepce, D. Karnaouch, « Qu’est-ce que le féminisme culturel ? »
Extrait du Bulletin Archives du féminisme, n° 4, 2e semestre 2002