Interview de Catherine Deudon (par Annie Metz)

Entretien avec Catherine Deudon, à l’occasion de la sortie de son ouvrage : Un mouvement à soi : images du mouvement des femmes, 1970-2001, Paris, Syllepse, 2003. Propos recueillis par Annie Metz, conservatrice en chef de la bibliothèque Marguerite Durand.

Itinéraire

Archives du Féminisme : A 16 ans vous découvrez la photographie et à 17 ans vous lisez Simone de Beauvoir, nous dites-vous dans le texte de votre livre. Pouvez-vous nous parler de vos débuts dans la photographie, d’une part, et de vos souvenirs de cette lecture, d’autre part ?

Catherine Deudon : Mon père avait un ami photographe moderniste qu’il appréciait, j’ai dû décider de faire de la photo à mon tour pour capter la difficile, voire impossible, admiration de mon père dans une famille déprimée par la mort de mon plus jeune frère dans un accident de voiture pilotée par lui, grand irresponsable des vitesses excessives. Je me souviens d’avoir eu entre les mains l’unique négatif découpé en morceaux de ce jeune frère, et d’avoir eu la redoutable mission d’en faire quelque chose dans mon petit labo. Ce que je réalisai fut aussi bien, sinon mieux que ce qu’en avait fait l’Ami. Mais peine perdue, ce que faisait l’Ami était toujours mieux. Sinon je photographiais tout ce qui me tombait sous l’objectif, chevaux, voiliers, paysages, la tristesse vertigineuse de ma mère, mes frères que je déguisais ou non, des portraits et des nus d’amies copiées de grands photographes que je trouvais dans des revues de cette époque. Ensuite, « montée » à Paris (comme dit toute provinciale) pour tenter d’y passer mon bachot dans une boîte privée (étant une recalée des lycées et une spécialiste des « conseils de discipline »), j’ai vite bifurqué vers la photo, ne supportant ni les études, ni d’avoir à mettre des jupes, des bas et des hauts talons. Je ne sais pourquoi je me contraignais à les mettre et démettre sitôt sortie du bahut (certes les pantalons étaient interdits, mais je me demande rétrospectivement pourquoi j’ai mis toute la panoplie féminine au grand complet). Je suis devenue l’assistante de la photographe Denise Colomb, soeur des frères Loeb, grands découvreurs de peintres qui deviendront Célèbres, dont elle faisait des portraits dans leurs ateliers. Univers fascinant pour moi.
Quant à la lecture de Beauvoir, elle m’a fourni les outils pour donner un nom à certains de mes malaises de jeune femme très rétive face au « destin » féminin, et choquée par le mépris de mon père à l’égard des femmes, et son comportement vis-à-vis de ma mère, qui consistait à penser, voire absolument tout dire à sa place, y compris ses propres sentiments. Je ne voulais absolument pas ressembler à ma mère quasi muette et totalement au service de mon père. Simone de Beauvoir fut sans doute la première femme qui soutint ma révolte, avec Sartre pour l’anti-colonialisme et contre l’anti-sémitisme. La guerre en Algérie battait son plein, j’ai connu et pris position contre l’OAS, politisée par mon père qui n’avait donc pas que des mauvais côtés. L’anti-racisme contenait en germe l’anti-sexisme, je l’ai vite compris grâce à ma lecture captivée des deux tomes du Deuxième sexe.

A.F. : « J’ai rencontré mai 68 vers 28 ans », écrivez-vous. L’avez-vous photographié ? Si non, pourquoi ?

C.D. : J’ai entendu les déflagrations de mai 68 de ma minuscule chambre de bonne dans le VIIIème, et me suis précipitée au rendez-vous de la jeunesse sans mon appareil photo, avide d’écouter les idées plutôt que de courir les barricades. D’ailleurs le soir je rentrais sagement chez moi. A vrai dire je ne croyais déjà plus au Grand Soir. Certains aspects de mai 68 sentaient le stalinisme. Mon père qui fut communiste avait rompu au moment du pacte germano-soviétique et m’avait bien expliqué que le stalinisme était le revers des Révolutions, qu’il ne fallait surtout pas se laisser griser par aucun romantisme. Je savais beaucoup de choses sur le socialisme réel en URSS et en Chine (Je n’ai pas cru en Mao après Staline). J’étais aussi méfiante envers l’anarchisme, leur drapeau noir nihiliste, leur aspect plutôt sinistre ne me disant rien qui vaille. Bref j’étais une personne à sa manière raisonnable, affiliée à aucune organisation, éminemment solitaire, déjà fort individualiste. Et je n’aimais dans mai 68 que ses slogans les plus poétiques, ou drôles dont à vrai dire je ne me souviens plus trop. Enfin, les hommes prenaient la parole, mais peu de femmes, ce que Sartre à la Sorbonne a déploré, faisant déborder mon coeur de reconnaissance. J’ai pris quelques photos d’affiches sur les murs que je crois ne pas avoir gardées. Ou peu.

A.F. : Vous dites dans votre livre : « J’ai été autant militante que photographe, ma mémoire outrepasse mes images »et vous évoquez votre fréquent « écartèlement » entre militantisme et photographie. Vous parlez aussi de la difficulté de prendre la photo de cette histoire foisonnante, de « faire le point ».

C.D. : J’ai tout de suite proposé mes services de photographe aux femmes qui gravitaient autour de Rochefort, Wittig, Delphy, Zelensky, et quelques autres moins célèbres. C’était une protection ; je ne voulais pas comme ça me laisser embarquer par ces espèces de féministes inconnues peut-être trop « girls-scoutes » , je voulais tâter l’eau du bain avant de m’y plonger. Je les ai rencontrées et j’ai eu le coup de foudre pour certaines, c’était des marrantes, et des militantes d’un militantisme nouveau, pas contraignant et culpabilisateur, pleines d’inventions spectaculaires, et la première chose ça a été de parler de soi, de déverser son sentiment d’être un monstre aux yeux des autres, d’être un canard boiteux, un mouton à cinq pattes… Vous croyez que ça se photographie ces choses-là ? Je n’y ai même pas pensé ! Pourtant ça nous faisait passer des nuits entières chez Wittig, éparpillées sur son plancher bleu jusqu’à épuisement.
Je n’ai commencé à photographier qu’avec les manifs ; ce qui était plus intime j’étais trop dedans pour le photographier, pour penser que ça pourrait intéresser la postérité. Je le regrette bien sûr, c’est surtout ces plus beaux instants d’amitiés, de chaleur humaine qu’il aurait fallu photographier. Par ailleurs, même les manifs parfois j’en avais marre de les photographier, je voulais être davantage avec les autres ; la photo c’est un truc solitaire, de concentration sur le regard et sur ce que tu vas en faire avec ton appareil, qui te demande beaucoup de précision technique et de rapidité. La copine qui te parle t’embête, tu n’entends quasiment rien, tu vois, c’est tout. Le goût de la belle photo était pour moi plus important que l’aspect « document » : forcément si le slogan formidable sur une banderole ne présentait pas son meilleur profil je m’en fichais, comptant sur celles qui le rapporteraient avec d’autres moyens, notamment l’écriture. J¹avais mes humeurs, mes paresses, mes ras-le-bol, une évaluation de l¹importance de l’événement qui me faisait parfois défaut. Et puis il y avait plein de photographes des médias : qu’ont-ils fait de leurs photos pour qu’on ne trouve plus rien nulle part, dans aucune agence photographique ?
J’étais parisienne. Ce qui se passait en province, je n’ai guère eu le temps de m’y intéresser. Il se passait tant de choses à Paris, ça foisonnait tellement que je ne pouvais même pas tout prendre. Il y avait des groupes de quartier, des maisons des femmes quasiment partout, même en banlieue, des revues, des bulletins, et puis d’autres mouvements que Le mouvement de libération des femmes. J’ai accompagné un car d’avortement en Hollande et j’ai raté tout mon reportage, mince alors j’ai dû être trop impressionnée. Là on peut dire pas assez pro ? J’ai eu sacrément honte longtemps. Mais les pros aussi ont des ratés, c’est Depardon qui vend la mèche en toute simplicité. Merci monsieur Depardon. Les films qu’on met dans le fixateur au lieu du révélateur, celui qu’on a mal accroché, et celui qu’on n’a pas mis à la bonne sensibilité, il n’y en a pas eu tellement mais quand même quelques-uns. Celles qui détestent la photographie ou se détestent et vous gratifient d’une grimace qui vous gâche votre photo, vous n’avez plus qu’à doubler, voire tripler car c’est une obstinée récidiviste, la grimaceuse, et vous n’avez pas toujours le temps, le réflexe, l’opportunité d’aller plus vite que sa fichue grimace. Les floues, les bougées, les sur et sous-exposées se comptent à foison. Je ne suis pas une fortiche de la technique, de la cellule et des interprétations de la lumière.

A.F. : Le mouvement des femmes vous fait aussi découvrir l’écriture, à laquelle vous vous pensiez « inapte ». Rappelez-nous quelles ont été, dans ce domaine, vos contributions d’alors.

C.D. : J’ai réappris à écrire dans le Mouvement (auparavant j’avais commis quelques poèmes adolescents pas trop mal torchés, modernes, à la Eluard) ; douée pour la polémique, j’ai commencé par faire un compte rendu de manif sur les femmes en prison à la petite Roquette servant de prétexte à soutenir Geismar (les gauchistes nous croyaient dupes, mais pas du tout c’est nous qui les récupérions pour le féminisme). Jean-Edern Hallier qui me l’avait demandé l’a fait passer dans l’Idiot international qui m’achetait des photos. J’ai ensuite écrit anonymement pas mal de petits textes dans Le torchon brûle. Puis un texte dans Les femmes s’entêtent sur une lesbienne barbue rencontrée à New York qui a reparu avec une interview de Wittig dans un numéro de Actuel. ainsi qu’un article intitulé « Les tendances contre le Mouvement de libération des femmes » que Libération a publié en juin 1975, puis qui est passé dans Les femmes s’entêtent (n°1, 1975). J’ai commis aussi un texte contre les lesbiennes radicales et Wittig, qui m’a valu bien de l’opprobre et des inimitiés : « Radicale-ment, Nature-elle-ment » dans La revue d’en face. Enfin j’ai collaboré avec trois autres chasseresses du sexisme contemporain aux « Chroniques du sexisme ordinaire » dans Les temps modernes, qui ont été éditées par le Seuil dans la collection « Libre à elles ». Une fois par mois on voyait Simone de Beauvoir, j’en étais muette ! Beaucoup plus récemment, en 1999, j’ai fait la photographie (et la recherche de photos anciennes) du livre de Barbara Klaw paru aux éditions Syllepse, Le Paris de Beauvoir

A.F. : Dans son texte écrit pour votre livre, Françoise Picq note : « Dans les années 80 (…) [au] renouvellement de l’engagement militant dans une démarche professionnelle, correspond le regard de Catherine, plus professionnel lui aussi, sur le développement de ce nouveau champ de recherche et de créativité. » Que pouvez-vous ajouter à cela ?

C.D. : Il se pourrait qu’étant moins passionnée par le « renouvellement » du féminisme que je trouve plutôt « radoteur », dans la plainte victimiste, de plus en plus proche du tiers-mondisme et de l’extrême-gauche et beaucoup moins inventif à tous les points de vue, je photographie plus détachée… donc mieux… et puis j’ai forcément emmagasiné de l’expérience. Mais qu’est-ce que je m’ennuie ! Sauf exception… comme lors de la manif pleine d’énergie et de bonheur d’oser se révolter de « Ni putes, ni soumises ». Je leur souhaite bon vent, c’est elles, le renouvellement le plus fort, et sur un sujet terrible qui nous concerne toutes : le voile, cet apartheid, cette prison ambulante du sexisme le plus violent que prétend imposer la Loi des cités ; entendez l’islamisme intégriste planétaire, des kamikazes, du 11 septembre 2001, de Sohane morte brûlée vive à dix-huit ans ; ceux qui voient ça comme un phénomène à part, de soi-disant libre voilement des femmes sont tombés sur la tête !

A.F. : Avez-vous parfois eu la tentation de vous tourner vers une toute autre photographie ? Vers la photographie de reportage, par exemple ? Ou autre chose ?

C.D. : Je me suis tournée vers d’autres photographies : de voyage en Indonésie, de portraits d’écrivains de langue anglaise aux soirées de lectures de la librairie Village Voice, de théâtre… J’ai travaillé avec Chris Marker, fait les tirages de deux de ses livres de photographies, je suis toujours sur un projet personnel sur des arbres. J’aurais eu envie de plus socialiser ma photographie, de gagner ma vie avec, mais ça je n’y suis jamais arrivée, je ne m’en sentais pas capable, et je n’avais pas l’obligation de gagner ma vie.

Questions d’archives

A.F. : Outre votre activité de photographe, vous vous êtes occupée de la gestion et du devenir des images faites par d’autres femmes. Comment cela s’est-il passé ? Quelles difficultés avez-vous rencontrées ?

C.D. : J’ai pendant un temps travaillé au Centre audiovisuel Simone de Beauvoir : outre que je n’avais pas de moyens, et peu de soutien, j’ai vite été « licenciée économique ». Un temps mort pour moi.

A.F. : Avez-vous réfléchi à ce que vous souhaiteriez faire dans l’avenir pour vos archives ?

C.D. : Vendre le plus possible mes photos à des bibliothèques féministes ou des musées d’histoire contemporaine, puis donner mes négatifs – quand je serai au bord de la tombe – à ceux d’entre elles/eux qui me promettront de bien s’en occuper, d’en faire le plus possible, après ma mort, des archives vivantes.

Projets

A.F. : Avez-vous des projets d’autres livres ?

C.D. : Un livre sur mes arbres au format 6 x 6 avec des découpages qui « fichent en l’air » le sempiternel rectangle de papier du photographe, et qui m’ont fait découvrir l’arbre autrement. Sans compter que c’est aussi un monument de la trace tourmentée du temps et des beaux et mauvais temps, un monument de vieillesse ravagée, parfois abattu par des tempêtes. Mon arbre de vieillesse, comme on dit son bâton de vieillesse ?
Je cherche un éditeur ou une éditrice et un imprimeur compétents, un mécène, de l’argent…
Et pourquoi pas avec un peu de chance un livre sur mes photos d’Indonésie, et un autre sur mes écrivains… mais je n’en demande pas tant.

A.F. : Avez-vous des projets d’expositions ?

C.D. : Hormis l’exposition qui va avoir lieu très prochainement à la bibliothèque Marguerite Durand, j’aimerais exposer les photos de ces arbres dont je viens de vous parler, elles sont déjà encadrées, mises sous verre, il ne me manque que la galerie et des acheteurs-euses-, collectionneuses-eurs…

En vrac…

A.F. : Quel slogan du Mouvement vous est-il le plus cher ?

C.D. : Le slogan du Mouvement qui m’est le plus cher : « Je suis une femme, pourquoi pas vous ? » détourné de : « Je suis communiste, pourquoi pas vous ? » et qui passa aussi au moment de l’envahissement de l’Afghanistan par l’URSS par : « Je suis désespérée, pourquoi pas vous ? ». J’aime aussi ce slogan de l’époque de Khomeyni « Le voile c’est presque pas la mort »… car c’est d’une terrible actualité.

A.F. : Quel livre féministe emporteriez-vous sur une île déserte ?

C.D. : Le Deuxième sexe. Hélas, on n’a rien écrit de mieux, rien qui aborde toutes les questions comme le fait le livre de Beauvoir.

Interview de Catherine Deudon par Annie Metz
Extrait du Bulletin Archives du féminisme, n° 6, décembre 2003