Kandel (L.) & Picq (F.), Journée des femmes : le mythe des origines (1982)

Quelle est l’origine de la journée internationale des femmes ? Que commémore-t-on le 8 mars de chaque année ? Une réponse claire et précise se trouve dans toute la presse militante ; celle du PCF et de la CGT (Antoinette, Heures Claires), comme celle des groupes femmes (Les Pétroleuses, Des femmes en mouvement, Mignonnes allons voir sous la rose), que la grande presse reproduit (Le Matin, France-soir, Le Quotidien, janvier 1982).

8 mars 1857 ?

“ Ce sont les Américaines qui ont commencé, lit-on dans Antoinette (n° 1, mars 1964), c’était le 8 mars 1857… Pour réclamer la journée de 10 heures, elles ont envahi les rues de New York ”. Et quelles que soient les variantes de l’événement décrit – grève de couturières ou manifestation de rue – quelles que soient les revendications mises en avant – journée de 10 heures, à travail égal salaire égal, des crèches ou le respect de leur dignité – quels que soient les détails – journée printanière ou procession dans la neige – tout le monde s’accorde, de Mignonnes allons voir sous la rose à Des femmes en mouvement hebdo tant sur la date originelle que sur les jalons de l’histoire de la journée internationale des femmes.
Quelques divergences se font jour ; ici on insiste sur la répression de la grève/manifestation des femmes : “ La police charge ce jour-là un long cortège misérablement vêtu ” (Antoinette, mars 1968) ; pour Les Pétroleuses (mars 1975) cette première grève de femmes oppose “ les ouvrières du textile à la police de New York, qui charge, tire et tue ”. Ailleurs (ou à d’autres moments) on ne mentionne aucune répression, mais on parle du serment que firent ce jour-là, les confectionneuses “ de se retrouver chaque année à la même date ” (G. Suret-Canale, Antoinette, mars 1973).
Cela ne semble pas pourtant porter atteinte à l’évidence de l’événement originaire. Pas plus que le choix fait ici ou là pour tel ou tel rappel des 8 mars mémorables : 8 mars 1917 les femmes de Petrograd descendent dans la rue et c’est le début de la Révolution russe (de février ou la préparation de celle d’octobre), 8 mars 1945, à Ravensbrück…

Pourtant cette date de 1857 ne se trouve pas dans les sources américaines de l’époque. Les journaux américains de mars 1857 ne mentionnent aucune manifestation ou grève de femmes le 8 mars, qui était d’ailleurs un dimanche.
Aucune référence non plus à cet événement dans les histoires du mouvement ouvrier aux États-Unis (qui signalent d’autres grèves ou manifestations de femmes [1]) ou dans les histoires du féminisme. On se demande où celles qui ont, un demi-siècle plus tard “ adopté l’idée d’honorer la mémoire de ces courageuses Américaines ” (Heures Claires, mars 1976, entre autres) en ont trouvé la trace.

A vrai dire, cette date de 1857 ne se trouve pas mentionnée non plus par les dirigeantes du mouvement féminin socialiste international qui ont pris l’initiative de cette célébration. On ne la voit apparaître dans la presse communiste française que dans les années 1950 […].
Une seule chose est sûre ; c’est à la deuxième Conférence internationale des femmes socialistes, à Copenhague, en août 1910, que fut prise, à l’initiative de Clara Zetkin, la décision – avalisée par le congrès de l’Internationale qui suivit – de célébrer chaque année une journée internationale des femmes. Elle reprenait l’initiative des femmes socialistes américaines qui avaient décidé, à partir de 1909, d’organiser chaque année, le dernier dimanche de février, une journée nationale pour l’égalité des droits civiques.

Copenhague, 1910

Les femmes socialistes n’avaient pas fixé 1857 comme événement primitif à commémorer, pas davantage ne s’étaient-elles prononcées pour la date du 8 mars, mais seulement sur le principe d’une célébration. Dans sa résolution de Copenhague, C. Zetkin proposait du reste de la fixer tous les ans, au moment des “ fêtes de mai ”.

C’est la direction du parti social-démocrate allemand qui fixa la première journée des femmes au 19 mars 1911, date nullement choisie au hasard. Depuis longtemps, la social-démocratie allemande commémorait à cette date deux événements : la révolution allemande de Berlin en 1848, et la Commune de Paris – et tous les ans en mars, bien avant 1911, Die Gleichheit appelait les femmes à se joindre aux manifestations prévues.
C’est donc sous le signe de deux dates importantes du mouvement ouvrier international que la journée internationale des femmes fut placée, dès sa naissance. Nous voilà loin de New York, de 1857, des ouvrières du textile… Pourquoi pas, après tout ? Mais pourquoi aussi, ne pas le dire clairement ? Pourquoi, soixante-dix ans plus tard, nous raconter que c’est une lutte de femmes que nous commémorons, que c’est celle-ci et nulle autre que C. Zetkin et les congressistes de Copenhague avaient choisie ?

La première journée internationale des femmes fêtée en 1911 obtint, notamment en Allemagne et en Autriche, un succès immense. A Berlin seulement, quarante-deux meetings eurent lieu simultanément, et plus de 30 000 femmes défilèrent dans les rues de Vienne, en Autriche.

II n’y avait pas en France à ce moment de groupe de femmes socialistes capable de reprendre cette initiative, et il n’y eut pas de manifestation à Paris avant 1914 [2].

La journée internationale des femmes dans la tourmente

Instaurée en 1910, la tradition socialiste de la journée internationale des femmes a subi les contrecoups de la guerre puis de la scission du mouvement ouvrier.

Elle fut d’abord l’occasion pour un très petit nombre de femmes socialistes de signifier, malgré la guerre, l’internationalisme prolétarien. Le Groupe des Femmes Socialistes (créé en 1913) ne l’ayant pas suivie dans son action anti-guerre, Louise Saumoneau diffusa en France l’“Appel” de Clara Zetkin et créa avec deux autres femmes (bolchevistes) un Comité d’action féminin socialiste pour la paix contre le chauvinisme qu’elle représenta à Berne en mars 1915 à la Conférence internationale des femmes socialistes, prélude à la conférence socialiste internationale de Zimmerwald (septembre 1915). En 1916 et 1917, le CAFSPC célébra la journée internationale des femmes par l’envoi de lettres de solidarité et la tenue (difficile) de réunions privées, avant de se dissoudre à l’automne 1917.
Les femmes socialistes eurent alors à prendre parti, individuellement, dans le grand schisme international du mouvement ouvrier. Louise Saumoneau, qui avait lutté pour l’internationalisme révolutionnaire et l’adhésion du Parti français à la troisième Internationale, cala devant les “ 21 conditions ” de Lénine et prit la “ ferme résolution de ne pas adhérer au parti de la proscription et des épurations périodiques ” [3]. Clara Zetkin au contraire adhéra à la IIIe Internationale, mais elle était minoritaire dans le Parti social démocrate allemand, elle avait déjà perdu en 1917 la direction du journal Die Gleichheit qu’elle avait créé et fait vivre pendant 23 ans. Elle tente en 1919 de relancer l’idée d’une conférence internationale de femmes socialistes, malgré la “ division dans le camp socialiste international ” [4].

L’aube de la révolution

Cependant la journée internationale des femmes trouva, à partir de la Russie, un nouveau départ. Les femmes socialistes y avaient en 1913 et 1914 célébré la journée internationale des ouvrières. Le 8 mars 1917 (23 février du calendrier russe) eurent lieu à Petrograd des manifestations que les Bolcheviks désignèrent comme le premier jour de la révolution (de février). “ Sans tenir compte de nos instructions, écrit Trotsky (Histoire de la révolution russe), les ouvrières de plusieurs tissages se sont mises en grève et ont envoyé des délégations aux métallurgistes pour leur demander de les soutenir… II n’est venu à l’idée d’un seul travailleur que ce pourrait être le premier jour de la Révolution ”. L’histoire bolchevique officielle ne tardera d’ailleurs pas à s’attribuer la paternité de cette manifestation. “ Le 23 février (8 mars), à l’appel du comité bolchevik de Petrograd, les ouvrières descendirent dans la rue pour manifester contre la famine, la guerre, le tsarisme. Cette manifestation fut soutenue par l’action gréviste des ouvriers de Petrograd ” (Histoire du Parti bolchevik, cité par V. Michaut, Cahiers du Communisme, 1950).
Spontanées ou non, féminines ou non, des manifestations ont eu lieu ce jour-là pour la paix et contre la faim dont L’Humanité du 11 mars 1917 fait état d’après une dépêche du Times du 9 mars. “ En 1917, écrit Alexandra Kollontaï [5], la journée des ouvrières est devenue mémorable dans l’histoire. Ce jour-là les femmes russes ont levé le flambeau de la Révolution prolétarienne et mis le feu au monde ; la révolution de février a fixé son commencement à ce jour ”.

C’est donc une nouvelle tradition qui est instaurée, sous les auspices du Parti bolchevik de la IIIe Internationale ; chaque année, la Russie des Soviets fête dignement ses ouvrières tandis que les femmes sont appelées dans les autres pays à commémorer “ l’action énergique des ouvrières de Petrograd ” (L’Humanité, 6 mars 1922). “ La journée internationale des Ouvrières, conclut Alexandra Kollontaï, est devenue journée internationale de lutte pour la libération complète et absolue des femmes, ce qui signifie lutte pour la victoire des soviets et du communisme ”.
Le 8 mars (ou une date proche) sera désormais l’occasion pour les partis communistes de mobiliser les femmes, de les “ appeler à la lutte sous le drapeau communiste ” (L’Ouvrière, 4 mars 1924), en même temps que de développer en direction des femmes la propagande du Parti ou l’action du Syndicat. C’est cette date qu’on choisit pour lancer L’Ouvrière, “organe de propagande parmi les femmes ” (n° 1, 11 mars 1922) selon les directives de l’Internationale. Directives qui seront appliquées à la lettre : les 8 mars successifs seront autant de sollicitations (ou d’injonctions) aux femmes de protester contre la guerre du Maroc ou de Syrie, de soutenir la République espagnole, les mouvements antifascistes italiens – mais peu de choses y seront dites quant à leurs luttes propres.

Entre les deux guerres, la journée internationale des femmes est devenue l’objet d’âpres disputes entre la Deuxième et la Troisième Internationale – en France entre le PCF et la SFIO qui ne le cé1èbrent pas à la même date. Depuis la fin de la seconde guerre, elle est officiellement célébrée dans tous les pays socialistes ; en France le PCF (relayé par la CGT) n’a jamais cessé de manifester à cette occasion (parfois unique) l’intérêt qu’il porte aux femmes.

8 mars 1857, l’élaboration d’un mythe

Dans les différents appels à la célébration de la journée internationale des femmes entre les deux guerres il est rare qu’on rappelle un quelconque événement [6]. Celui de 1917 est parfois mentionné mais n’apparaît pas comme un référent nécessaire ; la décision de 1910 est souvent citée et quelquefois l’initiative première des femmes socialistes américaines (parfois attribuée au Parti dans son ensemble).
En 1950 celle-ci est mise au premier plan et éclipse l’origine soviétique ; il s’agit de montrer que cette tradition n’est pas “ une diabolique invention soviétique ”. L’Humanité du 4 mars 1950 cite un article de Victor Michaut dans le numéro de mars des Cahiers du Communisme : “ Le Parti Socialiste américain à son. Congrès de 1908 décida en effet de consacrer le dernier dimanche de février, chaque année, à une manifestation pour le droit de vote des femmes et la propagation des mots d’ordre socialistes parmi les femmes (…) et la première manifestation de ce genre, célébrée surtout à New-York, se déroula aux États-Unis le 27 février 1909. ” Cette initiative, précise l’auteur, reprise au congrès international de Copenhague en 1910 “ ne devait revêtir toute son ampleur et son véritable contenu de lutte à caractère international qu’avec la victoire de la Révolution socialiste en URSS ”.
Au meeting, cette année-là, Jacques Duclos “ rappelle rapidement l’origine de la journée internationale des femmes qui remonte à une décision prise en 1908 par le Congrès du parti socialiste américain ” (L’Humanité, 8 mars 1950).

Ce n’est qu’en 1955 que la légende de 1857 fait son apparition : “(La journée internationale des femmes continue) la tradition de lutte des ouvrières de l’habillement de New York qui, en 1857, le 8 mars, manifestèrent pour la suppression des mauvaises conditions de travail, la journée de 10 heures, la reconnaissance de l’égalité du travail des femmes. Cette manifestation produisit une grande impression et fut recommencée en 1909, toujours par les femmes de New York. En 1910, […] C. Zetkin proposa de faire définitivement du 8 mars la journée internationale des femmes ” (L’Humanité, 5 mars 1955).
Quelques jours plus tard, nouvelles révélations, en forme de conte de fées (et légèrement contradictoires avec le premier texte) : “ II était donc une fois, à New York, en 1857, des ouvrières de l’habillement. Elles travaillaient dix heures par jour dans des conditions effroyables, pour des salaires de famine. De leur colère, de leur misère, naquit une manifestation ” (L’Humanité-Dimanche, 13 mars 1955).
Deux ans plus tard, de nouveaux détails viendront compléter la légende : “ Le 8 mars est revenu 93 fois depuis ce jour de 1857 où, à New York, les ouvrières de l’habillement, lasses de travailler des premières lueurs de l’aube à une heure fort avancée de la nuit, fournissant fil, aiguilles et parfois machines, quittèrent les soupentes qui leur servaient d’atelier et s’en allèrent défiler dans les rues, comme des hommes, portant pancartes et banderoles. Cette manifestation fit grand bruit dans le monde du travail […] jusque dans notre vieille Europe où l’on chantait l’héroïsme des canuts et où les pères contaient à leurs fils l’histoire des barricades de 48, le 8 mars de New York fit l’effet d’un coup de poing sur la table […]. Le souvenir de ce premier 8 mars est resté si vivace dans les esprits ouvriers que c’est cette date que proposa la grande militante socialiste allemande Clara Zetkin à la Conférence de Copenhague en 1910, pour une journée internationale des femmes ” (L’Humanité, 7 mars 1957).

A partir de là, les ouvrières de 1857 prendront une place de plus en plus importante. Antoinette, journal des femmes de la CGT, les célèbre pour son premier numéro paru en mars 1964 et chaque année (ou presque) rappelle leur histoire avec de nouveaux détails. Le mythe semble dès lors se répandre comme une traînée de poudre, comme s’il correspondait à une attente.

Personne ne semble le mettre en doute et chacun s’emploie à l’étoffer, l’habiller, à le préciser. II revient chaque fois que “ revient le printemps (et que) revient le 8 mars, journée internationale des femmes, journée d’espoir, journée de lutte pour nos sœurs du monde entier ” (Antoinette, mars 1966).

II faut bien alors s’intéresser à cette légende, à cette origine symbolique donnée récemment à une célébration beaucoup plus ancienne. A-t-il paru nécessaire de détacher la journée internationale des femmes de son histoire soviétique pour lui donner une origine plus internationale, plus ancienne que le bolchevisme, plus spontanée aussi que la décision d’un congrès ou l’initiative de femmes affiliées à des partis ? La date de 1857 a-t-elle été choisie comme un dernier hommage à Clara Zetkin, née cette année là et dont la journée internationale des femmes comme le mouvement socialiste féminin international fut entièrement l’oeuvre ? [7]

Quoiqu’il en soit, il nous semble que ce mythe d’origine, forgé a posteriori, est parfaitement conforme à ses objectifs, les femmes socialistes, réunies à Copenhague en 1910 auraient pu le choisir. Cette représentation de la lutte des femmes – ouvrières luttant pour leurs conditions de travail – est bien celle que privilégiaient les femmes socialistes de cette époque :
– des ouvrières seulement, pas des demoiselles des postes, des secrétaires ou des prostituées ;
– pour leurs conditions de travail seulement, pas contre la domination masculine ou pour le droit des femmes à la parole.
Pourtant dès l’instauration de la journée internationale des femmes la revendication centrale était celle du vote des femmes.

Pour nous au contraire cette vision de la lutte des femmes pose quelques problèmes si on la réfère à la situation de l’époque et aux conflits dans le mouvement féministe du début du siècle. La lutte des ouvrières pour leurs conditions de travail fait certes partie de la lutte des femmes, mais nous refusons qu’elle soit prise en modèle unique, seul acceptable et opposé à toutes les autres considérées comme “ bourgeoises ”. Nous refusons que cette version féminine du premier mai soit célébrée pour mieux être démarquée des luttes féministes pour l’égalité juridique ou le suffrage des femmes, de l’acharnement des intellectuelles forçant l’entrée des carrières interdites aux femmes, de la résistance des suffragettes anglaises torturées et gavées de force dans les prisons… Nous refusons que cette lutte d’ouvrières soit légitime, et non celle des travailleuses imposant, contre des ouvriers, leur droit au travail et leur admission dans les syndicats [8]. Nous refusons que la lutte des femmes ne soit reconnue que lorsque, partie de la lutte des classes, elle s’y intègre avec soumission et n’y soulève aucune contradiction.

Tout laisse à penser que telle était bien la conception des femmes socialistes à Copenhague, et que telle fut également la conception du Groupe des femmes socialistes créé en France en 1913 suivant les résolutions de la Conférence de Copenhague.
Les “ femmes socialistes de tous les pays ”, réunies en avant-première du Congrès de l’Internationale ont décidé d’organiser tous les ans “ en accord avec les organisations politiques et syndicales du prolétariat ” une journée des femmes où la revendication du droit de vote serait “ éclairée conformément à la conception socialiste d’ensemble de la question des femmes ”. Elles voulaient ainsi montrer “ aux masses que la social-démocratie est le seul parti pour qui l’égalité des femmes n’est pas seulement verbale ” et dépasser les féministes. “ Les manifestations des suffragettes anglaises sont impressionnantes, disait Louise Zietz, leader de la social-démocratie allemande, mais elles manquent de force. Le jour des femmes de la social-démocratie montre que seul le prolétariat a la puissance nécessaire ” (L’Humanité, 16 septembre 1912) [9].
Et la conférence de Copenhague décidait en même temps de créer partout des groupes de femmes socialistes refusant toute alliance avec le féminisme. Pour elles, lutte des femmes et lutte des classes étaient deux choses différentes et il fallait empêcher qu’elles se confondent.

Le groupe des femmes socialistes

La lutte des sexes était-elle antithétique avec la lutte des classes ? Toutes les femmes socialistes n’étaient pas de cet avis. Madeleine Pelletier, la plus célèbre des femmes socialistes françaises d’avant 1914 s’était opposée sur ce point avec Clara Zetkin, à la Conférence de Stuttgart, le point de vue de celle-ci avait triomphé : la séparation complète des femmes socialistes d’avec les féministes bourgeoises. Madeleine Pelletier n’alla pas à Copenhague [10] mais on peut penser qu’elle fut comme son amie Caroline Kauffmann choquée par I’antiféminisme de cette Conférence et “l’intolérance” des femmes socialistes [11].

Madeleine Pelletier ne participa pas au GDFS constitué en 1913 en partie contre elle [12]. “ Je crains, écrivait-elle à Hélène Brion, que le groupe des femmes socialistes ne soit que la petite classe du parti socialiste et qu’on y laisse de côte le féminisme pour complaire aux hommes du parti […] l’organisation des femmes dans le parti socialiste ne peut avoir de raison d’être que si elle est féministe ; tout au moins suffragiste ” [13]. Le GDFS ne fut même pas la petite classe du parti ; par crainte du féminisme, Louise Saumoneau y fit voter des statuts tels que ne pouvaient y adhérer que les femmes déjà inscrites au parti. Ainsi le groupe s’interdisait de développer un mouvement féminin de masse pour l’attirer au parti. II ne cherchait pas non plus à obtenir pour les femmes la plénitude de leurs droits, mais bien plutôt à protéger les femmes socialistes, et particulièrement les ouvrières, de la subversion féministe.

L’organisation, le 9 mars 1914, d’un meeting pour célébrer – pour la première fois en France – la journée internationale des femmes fut l’activité principale du groupe pendant les dix-huit mois de vie qu’il connut avant la guerre. Lors de l’affaire Couriau [14], il ne prit pas position, “ afin de rester un groupement de classe ”, et se consacra à mener en son sein la lutte antiféministe [15].

La brève rencontre, pleine de promesses du féminisme et du socialisme à la fin du siècle [16], s’achevait pour laisser place à la théorie du “ féminisme bourgeois ”, élaborée non contre les grandes dames du féminisme que les femmes socialistes ne rencontraient guère sur leur terrain, mais contre les féministes sociales dont l’activité militante était tournée vers les ouvrières, ou contre les féministes socialistes qui refusaient la subordination des revendications féminines aux intérêts supérieurs de la classe ouvrière indivisible et de son parti. Considérer comme bourgeois le féminisme qui luttait pour la syndicalisation des ouvrières – y compris contre les syndicats -, et soulignait les contradictions entre les sexes dans la classe ouvrière, évitait en effet d’affronter les problèmes soulevés par celui-ci.
Les décisions de la Conférence de Copenhague : célébration de la journée internationale des femmes et création de groupes de femmes socialistes, concouraient au même objectif : faire apparaître un mouvement de femmes socialistes distinct du féminisme ; tracer entre les femmes une infranchissable ligne de classe, ligne de marquage et de démarcation, schéma d’explication sommaire des contradictions : les revendications des “ bourgeoises ” ne peuvent avoir d’autre objectif que de conforter le capitalisme, seules sont “ prolétaires ” celles qui exigent la collectivisation des instruments de production (voir notamment Suzon, Féminisme et Socialisme).

Louise Saumoneau fut, comme le dit Charles Sowerwine, “ l’architecte de cette rupture qu’elle imposa au mouvement socialiste féminin du XXe siècle ” ; rompant avec le mouvement féministe, elle “ empêcha le mouvement socialiste de prendre en compte les problèmes féminins, de lutter pour l’égalité des sexes en même temps que pour l’égalité des classes ” [17].

Clara Zetkin, quant à elle, l’initiatrice de la journée internationale des femmes, dirigeante internationale des femmes socialistes, luttait pour faire prendre en compte les problèmes féminins par le socialisme, mais elle aussi refusait toute action concertée avec le féminisme qualifié de bourgeois. “ Marx, disait-elle, a forgé le glaive qui a tranché les attaches entre mouvement féminin prolétarien et bourgeois ” [18].

Une tradition qui nie avec tant de constance le droit des femmes à s’organiser de façon autonome, en dehors des organisations et partis politiques traditionnels pour lutter contre leur oppression, peut-elle être reprise sans danger ? Peut-elle être utilisée, voire détournée, par celles-là mêmes qui depuis des années, se battent précisément pour assurer l’indépendance des luttes de femmes ?

C’est peut-être l’un des enjeux des diverses manifestations du 8 mars 1982 en France, que de répondre, aussi, à cette question.

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Liliane Kandel et Françoise Picq
Le mythe des origines, à propos de la journée internationale des femmes
1ère publication : La Revue d’En face, n° 12, automne 1982

Notes

[1] En particulier : décembre 1828 dans les filatures de Cochech Mill ; 1834 les couturières de New York ; 7 mars 1880 manifestation de femmes pendant la grève – mixte – dans l’industrie de la chaussure à Lynn (Mass.) (Cf. Philip Foner, Women and the American Labor, N.W., 1979).

[2] Quoi qu’en dise Des femmes en mouvement hebdo (11/12/1981) pour qui “ Alexandra Kollontaï organise une manifestation de femmes à Paris ”. II serait particulièrement long et fastidieux de relever les falsifications historiques dans le schéma présenté dans ce numéro comme dans les suivants.

[3] Cité par Charles Sowerwine, Les femmes et le socialisme, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, Paris, 1978, p. 214.

[4] La Suffragiste, n° 47, sept-oct. 1919, Clara Zetkin, “ Aux femmes socialistes de tous les pays ”.

[5] Alexandra Kollontaï, International Women’s day, International socialist pamphlet.

[6] Notamment L’Humanité en 1922 célèbre l’action énergique des ouvrières de Petrograd ; La Vie Ouvrière en 1933 : “ elle fut le prélude glorieux de la révolution victorieuse ”.

[7] C’est elle qui convoqua les conférences internationales des femmes socialistes de Stuttgart (1907) et de Copenhague (1910) où elle imposa son point de vue et qui l’élirent secrétaire, faisant de son journal Die Gleichheit leur organe officiel.

[8] Voir plus bas l’exemple d’Emma Couriau (note 14).

[9] Les manifestations des suffragettes sont en effet très présentes dans la presse socialiste de l’époque (L’Humanité, 21/2/1913, 3/3/1913…) et souvent de façon positive (L’Humanité du 8/3/1914 fait un compte rendu très favorable du banquet de la Ligue française pour le droit des femmes).

[10] Elle y était déléguée mais, occupée à la rupture avec les hervéistes, elle renonça au voyage ; on y envoya en catastrophe quatre Françaises, épouses ou belles-sœurs de congressistes, dont aucune ne prit la parole (Cf. C. Sowerwine, op. cit.).

[11] C’est dans La Suffragiste, le journal de Madeleine Pelletier, que Caroline Kauffmann, membre comme elle de la SFIO et, comme elle, présidente de la Solidarité des femmes, dénonça la politique sectaire des femmes socialistes (La Suffragiste, n° 18, sept. 1910).

[12] D’autres groupes féministes socialistes avaient existé auparavant : L’Union des femmes, en 1880, puis La Solidarité des femmes, en 1891, qui, ne parvenant pas à en obtenir le soutien escompté aux luttes des femmes, s’étaient progressivement détachées du socialisme ; puis, en 1899, le Groupe féministe-socialiste qui, malgré sa totale soumission, ne parvint pas à convaincre de son utilité lors du débat d’unification du Parti en 1905 et disparut.

[13] C. Sowerwine, op. cit.

[14] Emma Couriau, typographe payée au tarif syndical, se vit refuser son adhésion à la section de Lyon du Syndicat du livre, tandis que son mari en fut exclu pour avoir permis à sa femme d’exercer le métier. Impulsée par la Fédération Féministe du Sud-Est, l’“ Affaire Couriau ” fit grand bruit dans les milieux syndicaux, suscitant un vaste débat à l’issue duquel on constate une très réelle évolution de l’opinion syndicale sur le travail des femmes (voir Madeleine Guilbert, Les Femmes et l’organisation syndicale avant 1914, CNRS, Paris, 1966, et les débats dans L’Équité, La Bataille syndicaliste, La Voix du peuple, d’août à décembre 1913).

[15] En vertu du principe bien connu selon lequel les ennemis les plus dangereux sont ceux qui sont les plus proches ; c’est au sein du Groupe des Femmes Socialistes que furent débusquées ces “ féministes bourgeoises ” qu’il fallait combattre. Hélène Brion en fut l’incarnation courageuse (voir le débat entre elle et Suzon dans les colonnes de L’Équité, et les monologues de Louise Saumoneau dans La Femme socialiste).

[16] Voir en particulier le Congrès ouvrier socialiste de Marseille en 1879 et l’intervention d’Hubertine Auclert. Pour plus de précisions, voir Françoise Picq, “ Qu’est-ce que le féminisme bourgeois ? ”, Stratégies des femmes, Tierce, Paris, 1984, pp. 391-406.

[17] C. Sowerwine, op. cit., p. 235.

[18] Clara Zetkin, Batailles pour les femmes, ouvrage publié sous la responsabilité de Gilbert Badia, Éditions sociales, Paris, 1990, p. 94.