Clatin (M.), Les enjeux de la documentation féministe pour les professionnel-le-s de la conservation

Cet article est tiré des recherches que j’ai effectuées en vue d’un mémoire d’étude de l’Enssib (École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques) où j’achève ma formation de conservatrice de bibliothèque (Voir Marianne Clatin, La documentation féministe : institutions de conservation et outils bibliothéconomiques, Mémoire d’étude Enssib, décembre 2003, 87-xxxix p.). Mes recherches sont en partie basées sur une enquête menée auprès tant de chercheur-euse-s que de professionnel-le-s de bibliothèques, archives, centres de documentation ou musées. Elles ont été effectuées dans le cadre limité d’un stage de trois mois à la Bancroft Library de l’Université de Californie-Berkeley.

L’intérêt pour les documents liés à l’histoire des femmes ne date pas des études féministes, mais l’émergence de celles-ci presse sans doute les interrogations professionnelles. Au-delà des Women’s Studies, mes recherches ont ainsi porté sur les enjeux documentaires spécifiques à ce champ d’étude.

Les institutions de conservation

On peut distinguer trois phases de développement des collections féministes. La “ première vague féministe ” pour les droits civiques vit la création de collections spécialisées : la Fawcett Library en 1926, la Bibliothèque Marguerite Durand (BMD) en 1931, les archives internationales d’Amsterdam (IAV) en 1935, et les deux grandes collections d’universités américaines : la Sophia Smith Collection en 1942 et la Schlesinger Library en 1943. Avec la Fawcett Library, les suffragistes britanniques souhaitaient certes documenter leur lutte, mais également fournir aux futures citoyennes les documents propres à les instruire dans leurs devoirs civiques. Ainsi la plupart des personnes que j’ai interrogées considèrent-elles que, plus qu’une nouvelle discipline, la principale raison d’un développement des collections féministes fut et reste le militantisme.
La “ deuxième vague ” fut celle de l’action et de la diffusion : “ les activistes se firent archivistes ”. Des women’s centers se développèrent afin de fournir aux femmes des informations pratiques autant que de développer une culture théorique. Le Frauenforschungs-, Bildungs- und Informationszentrum (FFBIZ, 1973) de Berlin entreprit de réunir recherche et éducation. En 1988, l’International Informatiecentrum en Archiev voor Vrouwenbeweging (IIAV) fusionna avec le centre de documentation du Conseil néerlandais des femmes. Souvent spécialisés par sujets, ayant parfois une culture autonomiste, ces centres acquirent un savoir-faire en matière de réseau. En 1993, dix petites bibliothèques italiennes fondèrent le réseau d’information Lilith autour d’un projet de base de données commune, à laquelle souhaitent aujourd’hui se joindre bibliothèques publiques et universitaires. Le réseau allemand IDA (Informieren, Dokumentieren, Archivieren, 1994), composé d’une cinquantaine de petites structures, entreprend également aujourd’hui un projet de catalogue commun avec la Bibliothèque d’État de Berlin.
La troisième vague serait aujourd’hui celle de l’institutionnalisation, avec des organismes dès l’origine financés par l’argent public et gérés par des professionnels. Au contraire des centres belges de la deuxième vague Léonie Lafontaine et Rol en Samenleving (RoSa), le Centre d’ARchives pour l’HIstoire des Femmes (CARHIF) et le centre de documentation Amazone ont été créés par le ministère belge en charge de l’égalité des chances. À Copenhague, le centre de documentation KVINFO (KVINder : femme, INformation, FOrskining : recherche) est une institution autonome financée par le ministère de la Culture et hébergée par la bibliothèque royale.

La diversité de ces institutions et la transversalité de leurs fonds pousse aux collaborations à tous les niveaux.
En 1991, la première conférence internationale spécialisée – organisée à Istambul par le tout récent centre turc de documentation sur les femmes (KEK) -, réunit la Fawcett Library (devenue Women’s Library), la BMD, l’IIAV, l’Université libre de Berlin et la Schlesinger Library. Celle-ci organisa en 1994 le congrès “ Femmes, Information et Avenir ” auquel participèrent 240 délégué-e-s de 56 nations. En 1998 eut lieu la Know-How conference on the world of women’s information organisée par l’IIAV, où fut présenté le projet de thésaurus européen. Le réseau international prend aujourd’hui la forme concrète de Mapping the world, base répertoriant quelque 350 partenaires. Des réseaux régionaux existent également, tel Women Information Network in Europe (WINE), regroupant plus de 45 centres, qui met l’accent non sur des collections mais sur des projets communs. Ceux-ci sont parfois difficiles à mener tant les institutions sont disparates. Le réseau autrichien FRauenInformation, -Dokumentazion und -Archieven in Österreich (FRIDA) est ainsi né d’un projet de catalogue commun finalement avorté en raison de l’hétérogénéité existant entre entreprises commerciales, centres animés par des volontaires et Bibliothèque nationale – au sein de laquelle le centre Ariadne connaît pourtant un franc succès. Les réseaux professionnels sont également des acteurs importants pour la prise en compte des documents : aux États-Unis, c’est parallèlement à la création d’un Ad Hoc Committee on the status of women en 1972 que la Société des archivistes américains s’intéressa aux questions de genre par le biais du Women’s Caucus, à l’origine, en 1992, d’un répertoire des archives liées à l’histoire des femmes.

Devant la diversité des institutions se pose toujours le débat de l’intégration ou de la séparation : y a-t-il ou non nécessité de collections sur les femmes séparées des institutions classiques de conservation ?
Les Lesbian Herstory Archives, par exemple, avancent l’idée de l’importance de “A room of one’s own”. Au-delà du symbolique, l’avantage d’une entité séparée est sa visibilité, notamment pour les dons et les financements privés, enjeux cruciaux dans un pays comme les États-Unis. Les deux logiques d’intégration ou de séparation se justifient, sans être d’ailleurs incompatibles : la Schlesinger Library oriente ainsi les associations de femmes vers les archives locales. En Amérique du Nord, la tendance actuelle semble en fait à l’intégration de collections spécialisées bien identifiées dans des institutions solides. En 1967, le National council of women du Canada versa les 1 800 volumes de sa Lady Aberdeen Library à l’Université Waterloo, l’une des premières engagées dans les études féministes, auxquels s’ajoutèrent plus de 90 000 dollars canadiens de donations. Aujourd’hui, les Feminist Archive (South) de Bristol, spécialisées dans la deuxième vague (1960-2000), estiment avoir fini leur travail de collecte et souhaitent rendre la collection plus accessible aux chercheur-euse-s en la reliant à l’University of West England.
Les deux approches co-existent de la même façon pour la documentation : fonds à part échappant aux distinctions académiques classiques vs intégration (mainstreaming) des ouvrages dans les différentes disciplines. Quelle que soit l’approche retenue, il revient aux professionnel-le-s d’identifier des problèmes éventuellement spécifiques et de se doter d’outils pour y répondre.

Les enjeux bibliothéconomiques

Pour les documents d’archives, le problème principal est l’identification et l’accès, plus que le manque. L’historienne Sarah Janner cite le cas de la correspondance d’une femme de pasteur particulièrement précieuse pour diverses raisons historiques, mais n’apparaissant pas dans l’inventaire national suisse des papiers personnels. N’y sont en effet mentionnés ni les fonds trop petits ni les correspondances isolées : deux obstacles majeurs à l’identification d’écrits de femmes. S’interroger sur les règles bibliothéconomiques élaborées pour les archives des groupes dominants est ainsi indispensable pour éviter de laisser dans l’ombre la documentation sur certains groupes. Dans ce domaine plus qu’ailleurs, la qualité des inventaires est cruciale, mais il s’agit d’interroger en amont l’importance de tel type de source pour documenter tel groupe social.
Une forte sociabilité féminine anglo-saxonne a ainsi produit des archives d’associations ou de congrégations, mais des pays comme la France doivent surtout compter sur les archives privées, conservées plutôt en bibliothèques que dans les archives publiques. La question de la collecte se pose alors avec plus d’acuité, et il s’agit plus généralement de réévaluer certains documents. Si l’Iowa State University a créé les Archives of Women in Science and Engineering, c’est pour conserver des archives d’ingénieures sans renommée, dont le parcours professionnel chaotique n’intéressait pas des archives scientifiques classiques. C’est à l’inverse pour documenter des rôles dits féminins plus obscurs que la Schlesinger Library a développé une considérable collection de recettes de cuisine, ou qu’elle a contribué au développement des sources orales avec son Black oral history project.

En matière de documents imprimés, les difficultés posées par la recherche conduisent certain-e-s à souhaiter des classements thématiques. Tout comme les archives pratiquent le respect des fonds, les bibliothèques généralistes n’ont cependant pas encore trouvé mieux que la généraliste classification décimale de Dewey. C’est dans ces cadres qu’il convient donc de répondre aux problèmes spécifiques, en distinguant souvent bibliothèques et archives [1]. Des arguments idéologiques existent du reste contre les classements spécifiques : ainsi, pour Claire Michard (Maison des Sciences de l’Homme, Paris), renvoyer les femmes (comme les groupes opprimés, anciens colonisés, juifs, homosexuels etc.) à une spécificité contribue à laisser les groupes dominants représenter seuls la généralité humaine.
La question de l’indexation a quant à elle intéressé d’autant plus les féministes que celles-ci ont beaucoup joué sur les mots pour attirer l’attention sur le sexisme du langage, comme en témoignent les inventions “ herstory ” ou “ ThesaurA ”. Or ces interrogations peuvent profiter à d’autres groupes que les femmes : c’est suite à un rapport sur le sexisme des vedettes matières de la Bibliothèque du Congrès que fut publié On equal terms (Joan Marshall, 1977), où des solutions à l’usage de termes partiaux étaient proposées “for people and peoples”, i.e. pour diverses catégories de personnes et de groupes sociaux.

Mais la meilleure aide à la recherche consiste sans doute en guides et bibliographies.
En 1977, l’université du Wisconsin créa le poste dit “Librarian-at-large”, destiné à dépasser le rôle traditionnel de bibliographer en créant des outils tel Women’s Studies : A recommended core bibliography (Linda Parker, 1979), base de toute acquisition sur le thème des femmes. Ce type d’initiatives rejoint d’ailleurs les préoccupations de chercheur-euse-s : en France, la jeune association de doctorant-e-s en Études Féministes sur le Genre Et la Sexualité (EFiGiES) souhaite ainsi entreprendre une “ action bibliothèques ” proposant aux bibliothèques, notamment universitaires, une liste d’ouvrages leur paraissant faire défaut dans les collections généralistes françaises. Depuis 1980, la revue Feminist Collection s’avère également être une ressource indispensable, avec ses bibliographies de publications récentes, comptes-rendus, articles théoriques et présentations de sites web. Au-delà des acquisitions, il revient aux établissements de proposer des guides du lecteur thématiques, comme le Women’s History (1997) de la State Historical Society of Wisconsin qui, après une première partie généraliste sur la recherche en bibliothèque, propose des pistes de recherche sur les femmes par thèmes, aux niveaux tant général que local. Quant aux guides nationaux, les États-Unis ont depuis 1978 un Guide to women’s history, et la France verra son Répertoire sur les ressources documentaires-femmes (La documentation française, 1994) bientôt remplacé par un guide des sources du féminisme.

En conclusion de ces recherches, il apparaît que considérer les caractéristiques propres d’un champ d’étude particulier, loin de disperser les énergies dans des préoccupations séparatistes, permet au contraire de mettre en lumière des problèmes pouvant se poser à d’autres disciplines, tout comme la prise en compte des publics empêchés dans les bâtiments a bénéficié en fait à tous les publics.

 

[1] La définition des documents d’archives ou de bibliothèques varie en fait selon les pays : les bibliothèques universitaires américaines – richissimes sur les plans tant financier que documentaire – conservent nombre de manuscrits ou archives privées, tandis que l’histoire française a plutôt dévolu ce rôle aux bibliothèques municipales.

Marianne Clatin, « Les enjeux de la documentation féministe pour les professionnel-le-s de la conservation ». 
Extrait du Bulletin Archives du féminisme, n° 7, juillet 2004.