Pour Madeleine Rébérioux (2005)

Par Michèle Riot-Sarcey

Madeleine Rebérioux n’aimait pas les femmes qui pleurent. Aussi a-t-elle toujours rejeté l’idée d’une histoire plaintive où le poids de la domination l’emporterait sur la volonté d’exister. Elle aurait pu revendiquer pour elle-même la fameuse expression de Simone de Beauvoir : « on ne naît pas femme, on le devient » si elle n’avait pas constamment écarté d’un revers de main l’idée d’une infériorité construite et intériorisée. La vision d’un individu, qui plus est femme, irresponsable de son devenir, lui était totalement étrangère. Elle n’était pas loin de reprendre à son compte le point de vue d’Emmanuel Kant auquel elle aimait se référer : « Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable » [1]. Mais contrairement au philosophe « éclairé », elle ne tolérait aucune exception et ne jugeait pas les femmes moins aptes que les hommes à exprimer leur volonté d’être libres. De son point de vue, aucune situation particulière ne pouvait justifier une disparité de comportement. Chacun – homme ou femme – était en capacité de conquérir son émancipation, à condition de se donner les moyens et donc le pouvoir de mettre en œuvre cette liberté nouvellement acquise : telle était l’opinion féministe de Madeleine Rebérioux. Toute affirmation de soi, au nom du « droit à », sans mise à l’épreuve des capacités d’être au monde, hors de la tutelle d’un autre – ne serait-ce que celle de l’Etat, aussi providentiel soit-il -, n’était qu’une étape, un palier vers le chemin de la liberté. La véritable conquête de celle-ci dépendait de l’acquisition des savoirs et connaissances nécessaires à la volonté d’être, plutôt qu’aux nécessités d’exister. Sans doute était-ce là l’exigence la plus grande de Madeleine Rebérioux qui n’hésitait pas à affirmer qu’elle ne s’était jamais perçue en situation de domination. En ce sens le ressentiment lui était également étranger. Fière de sa formation de normalienne, elle avait conscience d’appartenir à l’élite « intellectuelle ». Cependant, ce statut, fruit du mérite personnel, n’avait de sens que si le travail accompli était mis au service de la cause commune, particulièrement la cause du socialisme et celle des opprimés. Si la liberté individuelle lui était chère, elle ne pensait les oppressions qu’en terme collectif et leur éradication, dans les sociétés modernes, dépendait d’abord du combat commun. Elle admettait, certes, l’oppression spécifique dont les femmes étaient victimes, mais avant de concevoir une communauté de situation d’assujetties elle distinguait les disparités liées à l’exploitation de classes ou à la colonisation avant d’appréhender la réalité d’une conscience de genre. Elle se méfiait des conceptualisations trop abstraites qui ne pouvaient rendre compte des différences de situation, en fonction du statut social : de l’ouvrier au colonisé dont elle aimait à envisager le sort commun dans la « neutralité » de la grammaire sociale, issue de l’héritage républicain qu’elle revendiquait. De son point de vue, le primat de la masculinité n’était qu’un des avatars d’un système capitaliste et colonial qu’elle n’a cessé de combattre. En cela elle était la digne héritière d’un mouvement ouvrier dont elle connaissait l’histoire mieux que personne. C’est pourquoi elle se méfiait des « ruptures » hâtivement pensées dans les modes d’analyse du passé. Le « progressisme », au sens traditionnel du terme, est resté son guide critique pour analyser le passé.

Malgré cet attachement à l’histoire du mouvement ouvrier, enrichi de la critique coloniale, elle a su très tôt s’intéresser au mouvement en quête de nouvelles connaissances du passé aux côtés des féministes quand celles-ci étaient porteuses de l’idée d’égalité et donc d’universalité. À l’université de Vincennes, où elle avait choisi d’enseigner – après ce qu’il est convenu d’appeler le « mouvement de 1968 » – très tôt, elle prit l’initiative d’un enseignement sur les femmes, en collaboration avec son amie Béatrice Slama. Occasion pour elle de conjuguer histoire et littérature dont elle aimait l’association dans le souci d’accéder à l’historicité d’une période où l’écrit – de la correspondance aux romans – était le mode d’expression privilégié des contemporains du XIXe siècle particulièrement. Hubertine Auclert a sa préférence. Femme révoltée qui n’accepte pas le sort qui est réservé à une moitié de l’humanité ; citoyenne, envers et contre l’ordre existant, elle revendique ce titre en publiant un journal éponyme. Dans le numéro fameux de Romantisme (1976, n° 13/14), Madeleine Rebérioux se charge de présenter les conditions de réception du grand discours d’Hubertine Auclert à « l’Immortel congrès » de Marseille, en 1879, comme s’intitule l’article qu’elle publie avec ses complices, Béatrice Slama et Christiane Dufrancatel. Au sein du mouvement ouvrier qu’elle aime à donner à voir dans ses contradictions, ses doutes et ses impasses, elle a cherché à décrypter la « question femme », qui est restée longtemps en marge de l’histoire de ce mouvement. « Vaste est le monde des dominés, vaste et divers. Et rares au total les moments où des hommes et des femmes en prennent conscience et décident d’agir pour corriger ces situations, pour y mettre un terme. Il en fut ainsi au tournant du siècle. L’émergence d’acteurs sociaux collectifs confère à la dernière décennie du XIXe siècle et aux premières du XXe siècle, un intérêt exceptionnel. Tout semblait possible alors, ou presque. » [2].

Malgré cette reconnaissance d’une occultation dommageable pour l’histoire critique dans ses visées politiques, il n’en reste pas moins, dans le fond de la pensée de Madeleine Rebérioux, que « la rencontre entre femme et socialisme a bien eu lieu, même si celles-ci qui se sont exprimées dans les congrès internationaux étaient peu nombreuses. Le mouvement socialiste a favorisé l’affirmation de femmes remarquables. Certaines, comme Rosa Luxemburg ou Henriette Roland-Holst, ont donné leur vie, et leur mort, à une cause que, comme leurs camarades masculins, elles assimilaient jusque dans ses déchirements, à celle de l’humanité sans distinction de sexe » [3]. Les femmes d’exception avaient incontestablement sa faveur. Car elles forçaient le respect en accédant au statut d’individu libre, par leurs seuls mérites, leur force de conviction et leur intelligence. George Sand en était la figure emblématique et recueillait pleinement son assentiment. D’autant que, dans les années 1836-1840, Sand avait compris l’importance de la question sociale qu’elle savait mettre en scène, politiquement, dans ses romans. « C’est le moment où les poètes ouvriers cumulent leur publication … » [4]. Le combat des femmes l’intéresse d’autant plus que celles-ci épousent la cause des opprimés en s’exprimant haut et fort dans l’espace public en faisant fi de leur statut particulier qui, en tant que femme, les réduisait, en droit et en principe, à une catégorie minorée. On l’a compris, pour Madeleine Rebérioux, au-delà des disparités de sexes, c’est l’engagement politique de l’individu(e), qui identifie socialement le sujet en capacité de dire ce qu’il/elle fait, en étant ce qu’il/elle est, sans la médiation d’un autre quel qu’il soit. C’est pourquoi, Madeleine, en bonne historienne, a toujours été attentive aux expériences des individus en général et des femmes en particulier. Méfiante à l’égard des discours sur les femmes, elle préférait les propos de femmes recueillis dans les archives laissées à la disposition des chercheurs. Aussi, très tôt, a-t-elle été convaincue du bien fondé d’une constitution d’archives féministes afin que la domination soit traitée avec preuves à l’appui plutôt que dénoncée par principe.

Cependant ces dernières années avaient été occupées par l’aide précieuse qu’elle apportait à la cause palestinienne, au sein de l’association « Trop c’est trop », dont elle fut une des fondatrices. Cet ancrage dans le présent politique participait de son utopie politique à laquelle elle était globalement très attachée. De l’organisation d’un séminaire à la direction d’un cahier de la Documentation Française, en passant par la coordination d’un colloque au couvent de la Tourette à l’Arbresle, l’utopie fut un de ses axes de travail, d’autant qu’elle considérait sa dimension dans le devenir humain comme constitutive de la pensée critique. En ce sens, Madeleine participait au combat collectif des féministes qui sont attachées à sa dimension utopique, quand on sait que l’égalité au sens plein du terme est inintégrable dans des sociétés fondées sur la hiérarchie et la dissymétrie des fonctions.

Extrait du bulletin Archives du féminisme, n°9, décembre 2005. 

Notes

[1] Kant, Qu’est-ce que les Lumières ?, Paris, Flammarion, 1991, p. 43. Retour

[2] « La question des femmes dans les débats de la Deuxième Internationale » (1976), Madeleine Rebérioux, Parcours engagés dans la France contemporaine, Paris, Belin, 1999, p. 141. Retour

[3] Ibid. p. 156. Retour

[4] « George Sand, Flora Tristan et la question sociale », op. cit., p. 193. Retour