Témoignages familiaux sur Cécile Brunschvicg (2001)

C. Brunschvicg au micro

Marianne Baruch. Témoignage sur Cécile Brunschvicg.

Donné lors de l’inauguration du Centre des Archives du Féminisme à Angers, le 18 avril 2001, par M. Baruch, petite-fille de C. Brunschvicg.

Un après-midi de juin 1936, j’étais en train de faire mes devoirs, seule de la famille dans l’hôtel particulier de la rue Scheffer où vivaient Cécile et Léon Brunschvicg et leurs enfants : François, Jean-Claude, ma mère Adrienne… et moi. Le téléphone sonna. Je décrochai. Une voix féminine me dit que le président du Conseil désirait parler à Madame Brunschvicg. Je n’avais pas encore neuf ans, et j’étais face à un problème : qui était ce fou qui se faisait passer pour le président du Conseil ? Je raccrochais donc. Le fou rappela, et il dut être persuasif puisque, finalement, Cécile Brunschvicg entra dans le gouvernement que constituait alors Léon Blum, comme sous-secrétaire d’Etat à l’Éducation nationale.
C’est une anecdote bien sûr, et je ne crois pas avoir ainsi influé, dans un sens ou dans l’autre, sur l’histoire du mouvement féministe.
Si j’ai souhaité commencer par ce rappel (ou bien est-ce un scoop ?), avant même de vous dire combien je suis émue d’être ici aujourd’hui, c’est pour souligner que l’essentiel de ce que je peux dire vient de la mémoire d’une petite fille. Certes, d’autres éléments, provenant de ces archives dont nous avons commencé à parler, sont venus depuis quelques mois compléter le portrait que j’avais gardé de celle qui fut pour moi, avant tout, une très tendre grand’mère.
Mais au témoin il est demandé de témoigner, et je vous proposerai donc quelques souvenirs composant, comme un patchwork, ce portrait qui s’est construit, au quotidien, jusqu’à ma treizième année.

Souvenir ainsi de la réunion du matin, dans son petit bureau du rez-de-chaussée, où elle donnait ses instructions pour la journée à la cuisinière, tandis que la secrétaire de La Française était à sa machine ; je ne faisais qu’y passer, l’embrasser avant de me rendre au lycée, le temps d’écouter les commentaires sur les légumes de saison. Souvenir symétrique, en fin d’après-midi, lorsque je lui racontais ma journée, dans le boudoir où elle s’habillait avant de sortir.
Souvenir des dimanches matins, au rituel bien établi : mon grand-père recevait ses élèves – Raymond Aron, Vladimir Jankélévitch, et bien d’autres- dans son grand bureau du premier étage ; j’avais pour mission d’aller vers midi dire bonjour avec suffisamment d’insistance pour que lesdits élèves comprennent qu’il était temps, pour eux, de plier bagages. Si le message n’était pas bien passé, ma grand’mère prenait le relais, en allant prier chacun de ces jeunes gens de transmettre à leur épouse, ou à leur famille, tous ses compliments.
Souvenir encore du mois de vacances que nous passions chaque été en Bretagne. Elle pouvait alors nous consacrer, à mon oncle François – qui, de huit ans seulement mon aîné, était pour moi comme un frère aîné – et à moi plus de temps qu’à Paris, où l’occupaient ses fonctions politiques, sociales et militantes.
Sur ces dernières, j’en sais moins que vous, Mesdames les chercheuses – d’autant que beaucoup reste à découvrir, je pense, dans le fonds dont Violaine Poubanne vient de nous livrer quelques clés. Car vous dire que je fus, avec elle, l’une des deux seules femmes présentes dans la tribune officielle lors du défilé du 14 juillet 1936 ne vous apportera sans doute pas grand’chose.

Puis vint le temps des épreuves. Après l’exode, nous nous sommes retrouvées dans le hall du Grand Hôtel de Bordeaux pour nous rendre ensuite chez des cousins dans le Gers. Mais les retrouvailles furent de courte durée. Le 19 juin 1940, ma mère et moi sommes en effet parties en Angleterre, où nous sommes restées toute la durée de la guerre.
De ses parents, de ses frères, ma mère recevait des nouvelles via la Suisse ou le Portugal où deux des correspondantes de ma grand’mère faisaient suivre les lettres qui nous reliaient les unes aux autres. Ces lettres nous parvenaient avec beaucoup de retard certes, mais elles nous permettaient de savoir que la famille échappait aux persécutions, et était toujours en vie. Au moins jusqu’à ce télégramme de janvier 1944 annonçant la mort, à l’hôpital d’Aix-les-Bains, de mon grand-père, qui avait dû se protéger en prenant pour nom « Monsieur Brun », tandis que sa femme se faisait appeler Madame Léger.
Ces lettres, ma mère me les a transmises, et je les relis toujours avec émotion. Le sentiment qui frappe à leur lecture, c’est la forme de courage bien sûr, mais surtout d’espoir qui anime Cécile Brunschvicg, même au plus noir de ces années noires. En voici quelques extraits.

Du Gers, le 8 juillet 1940, à une parente, à propos de notre départ pour l’Angleterre :
… J’ai fait ce que j’ai pu pour empêcher ce départ mais Adrienne avait la foi… et le désir de servir.
Le 18 décembre à sa fille :
…J’attends tout à l’heure à déjeuner Mme Boyer, toujours très gentille et agréable. Nous fêterons le succès partiel de l’électorat féminin [1] : c’est bien un succès, car s’il y a une femme par commune, élue ou nommée, tu vois ce que cela peut donner. Certaines d’entre nous ne pourraient pas actuellement être élues [2], mais peu importe, nous n’avons jamais travaillé pour nous …et puis l’avenir peut modifier bien des choses. Tu remarqueras que chez les occupants les femmes sont électrices et non éligibles ; pour une fois, on a essayé de faire autre chose que chez eux. Que nous réserve d’ailleurs l’avenir ? …

D’Aix en Provence, en 1941 et 1942
Le 10 juin 1941 à sa fille :
Chère, Voici un an que nous avons quitté Paris, un an qu’il a fallu quitter la maison et les souvenirs qui s’y rattachent : les livres, les objets amis que sans doute nous ne retrouverons plus. D’après les dernières nouvelles, nous gardons peu d’espoir à ce sujet … et nous ne sommes pas les seuls. Enfin les garçons sont en vie ; nous avons refait ici notre foyer dans les meilleures conditions possibles…et au milieu de toutes les misères et les deuils, nous sommes encore et malgré tout privilégiés : il faut savoir être philosophe. Et puis ce qui importe, ce n’est pas « les petites affaires de chacun », mais que le pays s’en tire et qu’il retrouve son indépendance et son âme généreuse…le reste n’est rien.
Le 28 juillet 1941 : …Tout est bien compliqué en ce moment. Mais, en vérité, au milieu de cette guerre déchaînée dans une partie du globe [3], nous ne pouvons trop nous plaindre matériellement. Moralement, c’est une autre affaire. Nous ne reprendrons notre esprit libre que le jour où la France sera elle-même libérée. Jusque là nous tiendrons, mais nous ne pouvons plus avoir « le goût de vivre »…
et son mari ajoute : …Pour vous et autour de vous, à travers la distance, la pensée constante et fervente de quelqu’un qui s’entraîne à devenir philosophe et n’en a pas perdu l’espoir. …
Le 4 août 1942 (Aix en Provence) : …Ce qui est affreux, c’est la persécution exercée, Dieu sait pourquoi, sur tous ces pauvres étrangers israélites, à Paris et même dans notre région. Séparation des familles, transfert des uns et des autres, comme s’il ne s’agissait pas d’êtres humains, pensants et souffrants. Et lorsqu’on songe que le sort de tous ces pauvres gens et de bien d’autres dépend de la force matérielle qui décidera du sort de la guerre, on reste atterré, confondu et, malgré tout, on garde le sentiment que c’est finalement le bien qui triomphera et que les forces matérielles ne pourront pas, à un moment donné, ne pas servir les forces morales qui dirigent le monde. …
Le 5 octobre 1942 : …En ce qui concerne les idées raciales, l’opinion ne suit pas, sauf dans une minorité bourgeoise, toujours la même. Le peuple est admirable de compréhension et de générosité, et pour lui ces idées ne sont pas françaises. Certains mêmes qui autrefois auraient été influencés ne suivent pas aujourd’hui une propagande qui ne répond ni à la bonté ni à la générosité françaises.
Le 18 novembre 1942 : Mes chers enfants,
…C’était il y a huit jours [4] la fête de Papa, et il avait reçu de la famille et des amis plusieurs bouquets d’oeillets et de mimosas. Et puis le lendemain, nous avons vu notre paisible petite cité traversée par des centaines de camions et d’engins guerriers. En fait nous nous y attendions, car il était certain que la riposte aurait lieu. Néanmoins, cela a été un coup dur, car la vie de chacun s’en est trouvée bouleversée. On se demandait surtout qui garderait la direction de la vie journalière ? et puis quel serait le rôle de notre petite ville. En fait depuis lors tout semble se « tasser ». Tout d’abord par les autorités officielles puis par la presse nous avons appris que (provisoirement du moins) la vie habituelle ne serait changée ni pour les uns ni pour les autres. Étant donnée la proximité de la mer (27 km), nous avons pensé bon néanmoins de faire des projets de départ, une zone spéciale pouvant être créée. A Marseille, nombreux ont été les départs… Ici, chacun s’informe : on fait des projets, mais tout est si calme qu’on n’a vraiment pas hâte de quitter le connu sympathique pour l’inconnu. D’autant que personne ne sait ce que sera demain et s’il n’est pas plus sage d’attendre que l’avenir se dessine mieux. En tout cas, soyez toutes deux rassurées. Les occupants sont parfaitement corrects et aucun incident sérieux ne s’est produit… Et puis, il y a au bout de tout cela tant d’espoir et de confiance ; tant de reconnaissance aussi pour ceux qui se sacrifièrent.

Cécile parle du présent, Léon philosophe :
Chères toutes deux,
C’est un heureux moment, celui où je peux m’entretenir avec vous, et penser que ces lignes passeront sous vos yeux aimés et souriants. A chaque rentrée qui coïncide avec mon anniversaire, je renouvelle mon examen de conscience. Le médecin qui me suit constate qu’au seuil de ma 74e année, je suis guéri de mon aortite : artères de jeune homme a-t-il prononcé. Le faux jeune homme poursuit ses études en se rappelant le petit livre jaune où sa mère avait écrit son nom avec cette date que je lis encore au fond de ma mémoire : 5 Avril 1875.
Je m’élance du passé dans l’avenir et je vois cette même Nane expliquant aux petits enfants d’Adrienne les principes des mathématiques et de la physique pour lesquels elle se passionne aujourd’hui et racontant les événements dont elles ont été le témoin. D’ici là, en attendant que nous puissions de vive voix échanger nos expériences pédagogiques, tenez-nous au courant de vos progrès, qui ne manqueront pas de s’accélérer, et recevez dans de gros baisers nos souhaits de tout coeur. Souvenir fervent aux amis. (LB)

En 1943, alors qu’elle devait se cacher, Cécile décide de rejoindre son mari, hospitalisé, et ce malgré les risques :
Mon cher Léon,
…Il m’est impossible de rester au calme devant mes montagnes pendant que je te sens immobilisé et souffrant. J’avance donc ma venue. …
Inutile de te dire que j’ai hâte d’être près de toi et de t’enlever, malgré les gentillesses de tous, le sentiment d’être « abandonné »…
J’accepte la séparation quand tout va bien. Je ne peux pas la supporter quand je n’ai pas l’esprit libre.

J’ai revu ma grand’mère après la guerre, amaigrie certes mais pour nous l’essentiel était de la retrouver vivante. Je souhaite conserver d’elle le souvenir de son affection et de la tendresse qu’elle a toujours su me témoigner. La photographie, au regard si humain, que Christine Bard a su trouver pour illustrer notre rencontre d’aujourd’hui m’a, à cet égard, particulièrement touchée.

De l’émotion donc, mais quelques sourires aussi. Ceux par exemple que provoquent les lettres relatant le voyage de la jeune Cécile Kahn – elle a tout juste 18 ans – en janvier 1896. Elle quitte pour la première fois sa mère Caroline pour partager les quelques jours de vacances que s’octroie son père dans le Midi. Au travers de lettres quotidiennes, sa mère lui prodigue de précieux conseils sur la manière de ranger les chapeaux dans la malle, ou sur les mérites respectifs de l’eau boriquée et de l’eau dentifrice. Elle explique aussi qu’elle va prévenir les professeurs de Cécile de son absence – il s’agit bien entendu de ses professeurs de musique et de cuisine !

Ces lettres, et surtout celles de la Guerre, la famille de Cécile Brunschvicg souhaite pour l’instant les garder par devers elle, ce qui ne signifie pas qu’elles soient fermées. Elles ne concernent, en tout état de cause, qu’une période bien spécifique de la vie de Cécile Brunschvicg, alors que l’essentiel de son activité militante était derrière elle. Pour tout le reste, la donne est claire : l’inventaire en cours de réalisation permettra de déterminer quels sont les documents, a priori largement majoritaires, ouverts sans restriction aux chercheuses et aux chercheurs travaillant sur le féminisme, et notamment sur le travail et le suffrage des femmes, sous la Troisième République. Pour contribuer à faciliter ainsi à l’avenir ces recherches, je souhaite – au nom des petits-enfants, des arrière petits-enfants, et même des arrière arrière petits enfants de Cécile Brunschvicg – vous remercier, très chaleureusement.

[1] Le Journal officiel de Vichy avait publié, le 12 décembre 1940, une loi (datée du 16 novembre précédent) qui disposait que, les conseils municipaux des villes de plus de 2.000 habitants (désormais nommés et non plus élus, recul considérable de la démocratie) devaient comporter une femme, « qualifiée pour s’occuper des oeuvres privées d’assistance et de bienfaisance nationale ».

[2] Le statut des juifs interdisait aux personnes juives, au sens posé par le régime, d’être membre de quelque assemblée délibérante que ce fût.

[3] L’Allemagne venait de déclarer, le 22 juin précédent, la guerre à l’URSS.

[4] Le 10 novembre était la date anniversaire de Léon Brunschvicg.

 

Marc-Olivier Baruch. Cécile Brunschvicg

Intervention de Marc-Olivier Baruch, arrière-petit-fils de C. Brunschvicg,  faite lors de l’inauguration du Centre des Archives du Féminisme à Angers, le 18 avril 2001, après le témoignage de Marianne Baruch.

Que rajouter ? Et à quel titre ? Témoin du témoin, fils de Marianne, ou parce que les organisatrices de la journée ont pensé qu’un historien pouvait, même pour parler de sa propre famille, donc de sa propre histoire, garder une forme de distance « professionnelle » ? J’en suis moins sûr, et me contenterai donc de deux remarques, qui reprennent d’ailleurs, en partie, ce qui a déjà été dit.

Première remarque pour insister, après d’autres, sur l’extraordinaire odyssée de ces archives. Comme nombre de fonds, surtout de fonds privés, sa constitution obéit à une part d’aléatoire ; on a cité tout à l’heure des documents se rapportant à l’activité de L’Action française. Jusqu’à preuve du contraire, – ce serait un véritable scoop historique -, Cécile Brunschvicg n’avait ni liens ni sympathie envers ce mouvement, ce qui ne l’empêcha sans doute pas de recueillir le point de vue maurrassien sur la place de la femme dans la société française. À moins que, autre hypothèse, plausible vu la manière dont ce fonds a été formé, forgé, volé, les occupants aient inséré à tout ce qu’ils avaient emporté de la rue Scheffer (les archives n’étant qu’une petite partie d’une razzia plus vaste englobant meubles, objets d’art et livres) des papiers d’autre provenance.

Et l’incroyable périple commença, commun à bien des fonds pillés. Il verra ces caisses, d’abord emportées dans le Reich triomphant puis aux abois, devenir ensuite prise de guerre par l’Armée rouge, pour faire l’objet, bien plus tard, d’une ébauche de classement au sein des archives de l’Etat soviétique. Dernière étape enfin, pas la plus rapide, après la disparition de cet Etat : il fallut près de six ans de négociations entre la France et la Russie pour que ces fonds soient restitués à leurs propriétaires légaux. Mais, comme dans l’Odyssée, la phase du retour ne fut pas la plus facile ; je vous en épargne les péripéties, sauf pour souligner l’heureuse conjonction qui, lorsque je rencontrai une Annie Metz désolée de ce que les moyens réduits qui lui étaient accordés par sa tutelle lui interdisent d’accueillir les 55 cartons du fonds Cécile Brunschvicg [1], nous permit de prendre contact avec Christine Bard et l’Université d’Angers. Il apparut assez vite que le dépôt des archives de Cécile Brunschvicg au sein de la bibliothèque universitaire d’Angers pouvait être la bonne solution, sur le triple plan technique – avec le DESS d’archivistique animé par Valérie Poinsotte – scientifique et institutionnel, grâce à la collaboration qui se mettait en place entre cette université et la toute jeune association Archives du féminisme. Quelques mois plus tard, l’on ne peut s’empêcher de penser à ces hasards de l’histoire qui nous réunissent aujourd’hui, heureux et poignants à la fois. Qui aurait pu imaginer, et sûrement pas Cécile et Léon Brunschvicg fuyant Paris ce matin de juin 1940 – un bel été, disent les témoins – que soixante ans plus tard les papiers de toute une vie de militance féministe deviendraient, ici, accessibles à celles et ceux qui se proposent d’en écrire l’histoire ?

Il y aurait eu – ce sera le point de départ de ma seconde remarque – une autre solution. Depuis quelques années, l’IMEC [2] a reçu en dépôt les archives de Léon Brunschvicg. Dans la mesure où Cécile Brunschvicg aimait rappeler que ses propres engagements découlaient, aussi, de l’influence qu’avait eue sur elle son époux – la réciproque est vraie aussi – rapprocher matériellement les traces de deux vies si entrelacées aurait pu faire sens. Ce sera le travail des chercheurs de procéder, intellectuellement, à ces rapprochements – dont un au moins me frappe particulièrement, celui lié aux effets de génération. Une génération dont les frontières apparaissent, comme rarement, liées à celles d’un régime politique, la Troisième République : nés et morts avec elle (Léon Brunschvicg : 1869-1944, Cécile Brunschvicg : 1877-1946 et, pour citer un seul autre nom, Léon Blum : 1872-1950), ses membres furent ceux qui vinrent à l’engagement politique avec l’affaire Dreyfus, à l’engagement social avec les universités populaires et la philanthropie réformatrice, qui virent une guerre gagnée et une paix perdue. Même pour ceux d’entre eux qui survécurent à la Seconde Guerre mondiale, la fin de leur vie fut marquée par le triomphe, un temps, des principes de Vichy, qui étaient aux antipodes de tout ce à quoi croyaient ces Français, juifs – je mets à dessein les deux termes dans cet ordre : l’autorité, contre la démocratie, l’exclusion, contre l’assimilation, la réaction, contre la réforme. En un mot, l’éclipse de ces valeurs républicaines qui étaient au fondement de leur morale.

Non certes que la République fût parfaite : les historiens d’aujourd’hui s’interrogent, à juste titre, sur le sort fort peu libéral, et d’une certaine manière fort peu républicain, réservé par le régime, à divers moments de son histoire, aux colonisés, aux classes  » dangereuses « … et, dans un autre registre, aux femmes. Pour autant, Vichy reste d’une essence différente. Songeons aux haines qui s’y déploient, et qui nous feront revenir à Cécile Brunschvicg avec cette horrible caricature qu’avait retrouvée Juliette Aubrun dans son travail de DEA [3]. Publiée le 2 octobre 1941 – le statut des juifs a tout juste un an – dans Au Pilori, elle montre Cécile Brunschvicg, (dessinée selon tous les canons que lui réservait, dès avant la guerre, la presse antisémite) devant le Palais-Bourbon, devenu pour l’occasion Chabanais Bourbon, et doté d’une lanterne significative. La légende indique : « Nous clouons au Pilori Madame Brunschvicg, la Sous-Ministresse. » Passons sur le fait de rappeler aux Allemands la présence en France de Cécile Brunschvicg – alors que recommence, certes en zone occupée, une série de rafles – pour noter ce triple mélange d’antisémitisme, d’antiféminisme et d’obscénité. On pourrait étudier comment fonctionnent, deux à deux, les rapprochements entre ces concepts : la démocratie comme bordel, la fonction de maquerelle comme seul métier d’autorité que peut exercer une femme, les sous-entendus grivois de toute féminisation des noms de métier, exercice qui ne serait pas hors de toute actualité…

De la lecture faite tout à l’heure des lettres de guerre de Cécile Brunschvicg – qui sans doute avait l’épiderme assez endurci pour ne pas trop souffrir des attaques de ce type de presse, attaques auxquelles son activité d’avant-guerre l’avait sans doute largement habituée – j’ai surtout tiré la forme de confiance que, même au plus sombre de ces années, elle porte en l’avenir. On y perçoit, me semble-t-il, des accents pour partie gaulliens et d’autres portés par cette foi en des valeurs républicaines qui peuvent connaître une éclipse, mais qui ne peuvent disparaître à jamais. Léon Blum les évoquera, avec une immense force et un immense courage, quelques mois plus tard, lors de son plaidoyer devant la Cour de Riom. Ces hommes, ces femmes – ce sont elles qui sont aujourd’hui à l’honneur – furent des militants et des militantes de la République comme idée, même lorsque la République comme régime ne se montrait pas à leur hauteur. Leur combat fut un combat pour l’égalité, la justice et la solidarité. Si l’histoire sert à quelque chose, n’est-ce pas à rappeler que, si formes et enjeux concrets du combat ont changé, sa nécessité n’est pas moindre aujourd’hui qu’elle ne le fut alors ?

[1] Nous saurons bientôt si les récents changements intervenus à Paris permettront d’améliorer, comme il faut le souhaiter, la situation de la Bibliothèque Marguerite Durand.

[2] Institut Mémoires de l’Édition Contemporaine, qui conserve de nombreux fonds d’éditeurs et d’auteurs du vingtième siècle.

[3] Cécile Brunschvicg (1877-1946). Itinéraire d’une femme en politique, mémoire présenté pour le DEA d’histoire, sous la direction de René Rémond, IEP de Paris, 1992, p. 159.

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Extraits du Bulletin Archives du féminisme, n° 2, été 2001.