Dalotel (A.), André Léo, la grande Communarde féministe

Léodile Champseix, dite André Léo, née en 1824 à Lusignan au pays de la fée Mélusine, en qui on avait cru trouver sous le Second Empire l’héritière de George Sand, a finalement été oubliée. A-t-elle été victime d’une série de malentendus qui l’ont précipitée dans la poubelle de 1’Histoire ou bien a-t-on compris, au bout d’un certain temps, que cette Diva un peu glaciale ne jouait ni le jeu du conformisme ni celui de l’anticonformisme ?

Rejetée de la société bourgeoise pour sa participation à la Commune et par conséquent de son principal lectorat, elle n’en a pas pour autant été reconnue ensuite comme une personnalité importante du mouvement ouvrier, compte tenu de ses conflits successifs avec certains de ses grands acteurs tels Marx et Bakounine. Figure de proue du féminisme à la veille de la Commune de 1871, elle s’est coupée de ce mouvement aussitôt après cette Révolution. A ce propos, il faut souligner que le personnage emblématique de Louise Michel, un phénomène politique, qui pourtant n’avait pas eu le même niveau d’action, l’a repoussée dans l’ombre. Trop raisonnable, André Léo n’a pu bénéficier, au regard de la mémoire, du succès médiatique de son ancienne amie.

L’écriture comme arme révolutionnaire

En effet, il est bien sûr possible d’affirmer ex cathedra qu’André Léo, volontiers désignée comme une “ femme de lettres ”, a été l’une des très grandes écrivaines du XIXe siècle, injustement méconnue. Elle a produit une grosse quinzaine de romans, des contes pour petits et grands, quelques essais et beaucoup d’articles, ces derniers ayant permis de lui conférer le titre, à mon avis pas si flatteur que ça, de “ grande journaliste ”. Son véritable premier ouvrage, Un mariage scandaleux (1862), remarqué par la critique, lui a apporté une notoriété certaine à l’époque. On avait classé cette œuvre de 500 pages, qui avait pris pour cadre le Poitou, comme étant un roman de mœurs. Je voudrais pourtant souligner ici que le rappel de ce succès initial de librairie avait le don de l’exaspérer par la suite. L’explication de ce déplaisir se situe à mon avis dans la véritable continuité de son propos qui se retrouve dans tous ses écrits. Mais il ne s’agit pas, je le précise, d’une question de forme – ici le terme “ classique ” me vient à l’esprit – mais bien d’une question de fond. On avait cru, au début de sa “ carrière ” qu’André Léo maniait l’art littéraire alors qu’en réalité l’écriture était pour elle une arme. On avait voulu voir en elle une bourgeoise libérale tenant un aimable salon parisien, elle allait s’engager sur ses propres bases dans le mouvement révolutionnaire à la fin de l’Empire. Ses articles dans Le Droit des femmes, le journal féministe de Léon Richer, son “ essai ” d’envergure, La femme et les Mœurs, Monarchie ou Liberté, et son roman, soit disant “ scandaleux ”, Aline Ali (383 pages), révélaient en 1869 au grand public son combat pour l’émancipation de la femme, donc son féminisme, et sa participation aux activités de l’Internationale en 1870 son socialisme.

André Léo la Communarde

Cette double bataille, qui pour elle relève de la logique historique et va l’entraîner dans “ la guerre des prolétaires ”, va ruiner définitivement sa “carrière littéraire ”. Certes elle continuera d’écrire jusqu’à sa mort à la fin du siècle, fera de nouveau partie de La Société des gens de lettres, mais on ne lui pardonnera jamais, dans la bonne bourgeoisie, d’avoir été communarde. Ce n’était pas convenable. Bien entendu on me rétorquera ici que Louise Michel l’a été également et que cela n’a pas empêché les éditeurs d’accumuler les publications la concernant qu’elles soient de sa plume ou de celle de nombreux auteurs. Je répondrai à cette objection que le succès “ littéraire ” de Louise Michel – si on peut appeler la chose ainsi – se situe dans l’univers poétique et non “ essayiste ” et que, par ailleurs, son anarchisme flamboyant était susceptible d’être récupéré non seulement par le mouvement ouvrier, ce qui est logique, mais aussi par ce qu’on appelle aujourd’hui les médias. Ce côté spectaculaire et enflammé de Louise Michel est presque à l’opposé de la nature d’André Léo, que ce soit dans l’écriture ou dans l’action.

Le socialisme de Léodile Champseix, lisible dans ses articles et ses livres jusqu’à Coupons le câble (1898) et même dans son testament, où elle propose de partager ses biens entre les plus pauvres pour établir une communauté, n’est pas une simple haine de la bourgeoisie, puisqu’il vise aussi à éduquer le peuple et ses enfants, filles ou garçons, sur les bases de la morale républicaine issue de 89. Cette référence incessante à la “ grande révolution ” qu’il faut reprendre au niveau du Droit, mais aussi cette volonté de transmettre le “ vrai savoir ”, expliquent son ralliement à la Commune, en avril 1871, Révolution dans laquelle elle va jouer sa propre partition. On me permettra, à ce propos, d’insister sur le fait qu’André Léo, cette forte personnalité au caractère ombrageux, n’a été la créature de personne, ni de son mari Grégoire Champseix, le grand disciple de Pierre Leroux, ni de son compagnon de la fin de l’Empire de la Commune et de l’exil, le grand militant de l’Internationale Benoît Malon. Ni de qui que ce soit. Il y a du franc tireur chez cette cérébrale : elle ne suit personne et pense toute seule, je dirais de façon encyclopédique.

Sous la Commune, dans ses éditoriaux de La Sociale, nous retrouvons ces facultés analytiques – elle l’une des rares, sinon la seule, à essayer de penser l’Evénement, y compris dans ses graves insuffisances, mais aussi à chercher des solutions pour éviter la tragédie. Persuadée de l’opportunité d’une reprise du mouvement révolutionnaire féminin, elle appelle les femmes à rejoindre dans leur juste lutte “ les soldats de l’idée ”, c’est à dire les gardes nationaux fédérés qui se battent militairement contre Versailles, tout en interpellant fortement les différentes autorités révolutionnaires. Elle ira, pour sauver cette Révolution si particulière, jusqu’à soutenir Rossel, cet officier d’active devenu un moment le Délégué à la Guerre de la Commune. Il est vrai que celui-ci, tout comme ses amis Reclus, est un huguenot, ce qui n’est pas pour déplaire à cette “ puritaine ”.

Si André Léo fait très vite – dès mai 1871 – un bilan critique de ce qui se passe au niveau politique, en mettant notamment en cause les jacobins, les blanquistes mais aussi les aventuriers de toutes sortes, elle a surtout le mérite d’être l’auteur de l’un des textes les plus importants du moment “ l’appel au travailleur des campagnes ” qui vise à intéresser les petits paysans à ce qui se déroule à Paris, cette “ ville intelligente ”. Evitons donc les malentendus : André Léo n’est pas une passionaria des clubs, elle n’est pas non plus une représentante de la province dans la capitale. Le monde rural qu’elle a disséqué socialement n’était pas merveilleux pour elle, loin de là. Elle est d’ailleurs morte en 1900 dans la banlieue parisienne, à Saint-Maurice.

On a pu dire qu’André Léo était socialiste voire communiste – pour certains penchants partageux sans doute – mais il faut bien reconnaître qu’en fin de compte, elle ne s’est insérée dans aucune école. Elle s’est séparée une première fois de Bakounine à la fin du second Empire parce qu’elle posait ses conditions personnelles, ce qui l’a fait qualifier de “ socialiste bourgeoise ” ; elle s’est ensuite, aux lendemains de la Commune, violemment heurtée à Marx parce qu’elle le soupçonnait de “ bismarckisme ” (n’oublions pas qu’elle était une patriote déclarée). Ces deux grands personnages du mouvement révolutionnaire international, pourtant si opposés, l’ont insultée politiquement de la même façon. Restée féministe, elle n’a pas repris contact avec ce mouvement qui avait plus ou moins condamné la Commune. Plus tard, elle s’est éloignée dans les années 1880 du renouveau socialiste en France et lorsqu’elle a voulu participer à la Revue socialiste du successeur de Malon, Georges Renard, c’était à sa façon. Un certain engagement politique, où la liberté individuelle se perd, lui semblait sans doute dangereux, voire néfaste. Notons tout de même qu’elle ne renia jamais la Commune dans son esprit de démocratie à la base tout à fait humaniste – voir entre autre textes les 191 pages de La Commune de Malenpis (1874) – ce qui, dans sa logique, n’était pas incompatible avec une lutte continuelle pour l’éducation,  comme le prouve l’un de ses derniers ouvrages La famille Audroit et l’éducation nouvelle (1899, 215 pages). En effet, cela ne l’empêchait nullement de se prononcer très clairement contre toutes les formes d’exploitation, de la plus brutale à la plus subtile.

Quelle utopie, quelle modernité ?

Pour conclure provisoirement sur André Léo, il me semble que l’on pourrait, pour reprendre les mots clés de l’un des derniers livres parus sur la Commune, s’interroger sur son utopie ou sa modernité. Personnellement, en ce qui concerne son utopie – rappelons que les ex saint-simoniens et saint-simoniennes lui avaient apporté leur attention et même leur soutien – je serais tenté de souligner cette recherche d’une société plus pure et bien entendu imaginaire. Il y a là une foi pourtant cruellement démentie par les dures réalités. Et l’on comprend le versant pessimiste d’un certain nombre de ses réflexions car, malgré sa croyance scientiste dans le progrès, et ses aspirations vers une “ religion humaine ” qui fleurent quelque peu le discours franc-maçon, elle désespère parfois du genre humain, l’amour et la fraternité n’étant pas toujours au rendez-vous.

Sa modernité – un terme ambigu s’il en est – réside dans le doute qu’elle développe volontiers vis-à-vis des pouvoirs, qu’ils soient publics ou privés. La souveraineté des personnes n’existe, en politique comme en amour, qu’au prix d’une vigilance de tous les instants ; cela est toujours le cas aujourd’hui. Donc, s’il y a une leçon à retenir de “l’institutrice” André Léo, c’est bien celle-ci. Elle est à coup sûr d’essence communarde.

Alain Dalotel, « André Léo, la grande Communarde féministe »
Extrait du Bulletin Archives du féminisme, n° 7, juillet 2004. Article publié initialement dans le n° 13, décembre 2000, du Bulletin de l’association des amis de Benoît Malon.