El Amrani (F.), La place des femmes dans l’histoire enseignée au lycée

« Par ailleurs, les femmes… »

Cette incise, trouvée dans au moins deux manuels d’histoire destinés aux élèves de classe de seconde, pour amener quelques lignes ou plutôt quelques mots sur le rôle moteur joué par les femmes lors des journées du 5 et 6 octobre 1789, est très révélatrice de la place, marginale voire accessoire, ordinairement accordée aux femmes, à leur histoire et à leur rôle dans l’histoire, dans les ouvrages conçus pour enseigner cette matière aux lycéens français contemporains.

Ainsi, il semble bien que le développement récent de la recherche en France, au niveau universitaire, sur l’histoire des femmes et des genres, n’ait pas, pour l’instant encore, eu d’incidence majeure sur la manière d’enseigner la discipline au lycée. On continue de lire dans les manuels que c’est sous la, nonobstant plutôt sympathique IIe République, que fut instauré le suffrage universel ; au mieux (ou peut-être au pire ?) on parle de suffrage universel masculin, entérinant ainsi crânement l’OPA opéré par le genre masculin sur l’ensemble du genre humain.

A la décharge des collègues rédacteurs de manuels, il convient de dire que les programmes officiels des séries générales (2000 pour la Seconde, 2002 pour les Premières L/ES/S, 2003 pour les Terminales L/ES/S), auxquels ils doivent se conformer, n’imposent pas de s’intéresser de façon spécifique, abandonnant pour l’occasion un neutre hypocrite et réducteur (oserais-je dire « cache-sexe » ?), au parcours historique de la moitié de l’humanité et de prendre acte ainsi des évolutions récentes de l’historiographie sur le sujet. [1]

J’aurais, quant à moi, plutôt envie de les remercier quand ils prennent, la, trop rare, initiative de consacrer, en marge le plus souvent d’un chapitre, quelques lignes, au mieux une double page agrémentée de documents choisis, à l’histoire des femmes dans leur ensemble ou celle de quelques femmes en particulier ; même si, pour reprendre, en l’adaptant le mot de Michelle Perrot, c’est le plus souvent  » comme un remords, sans vraiment les intégrer « . [2]

A l’ère du politiquement correct, promues au rang de « pièces rapportées à l’histoire » , les femmes doivent sans doute davantage à ces remords diffus qu’à une juste appréciation de leur place réelle dans l’histoire, d’être fugitivement présentes dans les manuels du secondaire.

Démarche

Pour corroborer, à partir de mon expérience d’enseignante en lycée, ce constat déjà bien établi pour le Primaire par Denise Guillaume [3], et qui a fait l’objet en 2003 d’une étude, déjà évoquée, menée par Annette Wieviorka, pour le Conseil Economique et Social, j’ai constitué, à partir des ouvrages envoyés par les différents éditeurs lors des changements de programme (Belin, Bertrand-Lacoste, Bordas, Bréal, Hachette, Hatier, Magnard, Nathan), un corpus de trente manuels scolaires (mais ma collection n’est pas complète…) en usage actuellement dans les lycées. Il s’agit de sept manuels de Seconde, huit manuels de Première L/ES, quatre manuels de Première S, huit manuels de terminales L/ES, et trois manuels de Terminale S.

La plupart de ces manuels, de facture et pagination souvent très proches (ainsi, trois manuels de première S, conçus par des équipes différentes, comportent exactement 239 pages…) ont adopté le même agencement interne de séquences, faisant se succéder, cours rédigé, dossier documentaire, exercices de préparation aux épreuves du baccalauréat, biographies, dispersées ou regroupées en fin d’ouvrage, et lexique.

On peut, à ce propos, sommairement scinder les équipes rédactionnelles en deux écoles : l’ « ancienne école » pour laquelle le dossier documentaire est le « bonus » qui clôt le chapitre et l’ « école moderne » qui penche pour le dossier en introduction afin de familiariser les élèves avec la démarche du parfait petit historien spinalien pour qui, hors du document-source et de son exploitation, il n’est pas de bonne et vraie histoire possible.

Assez paradoxalement, s’il arrive parfois que les « anciens » accordent quelques pages, en fin de leçon, aux femmes pour terminer sur une note presque « récréative » un chapitre réputé sérieux, il n’arrive jamais que les modernes ouvrent d’emblée le leur sur un ensemble documentaire consacré aux femmes.

Pour chacune de ces séquences (cours, dossier, préparation, biographie, lexique) inégalement consultées par le lycéen moyen qui, soucieux de rentabilité, me semble plutôt privilégier le cours lors de ses révisions, j’ai comptabilisé le nombre de pages consacrées partiellement, ou dans leur totalité, aux femmes.

Afin de me faciliter un comptage aussi indispensable que fastidieux, j’ai en effet (arbitrairement ?) résolu de promouvoir page consacrée aux femmes, toute page comportant au moins une fois le mot femme et n’ai pas retenu les œuvres d’art les mettant en scène.

J’ai également établi, pour chaque niveau d’enseignement le palmarès des femmes ayant droit à une notice biographique, et traqué dans les lexiques les entrées « féminines ».

Ce travail d’analyse quantitative accompli, il m’a semblé nécessaire de procéder à une évaluation, une appréciation qualitative de la façon dont les femmes étaient présentées. Après le combien, voir le comment… et montrer dans quelles thématiques, politique, économique, démographique ou sociale s’inséraient les femmes évoquées.

L’état des lieux dressé, j’aimerais ensuite, plus rapidement, en m’inspirant des travaux mentionnés plus haut, pointer certaines des causes à l’origine de cette situation avant de faire la promotion de quelques propositions, de nature à donner, dans les manuels scolaires, aux femmes la place qui leur revient.

L’état des lieux

Seconde

Le programme officiel en seconde propose d’étudier Les fondements du monde contemporain à partir de l’étude de quelques étapes-clés de leur édification de l’Antiquité grecque à L’Europe de la première révolution industrielle. Sur les 1 952 pages de manuels de seconde feuilletées, seules 40 d’entre elles, soit environ 2 % de la pagination totale, évoquent les femmes.

Elles apparaissent une première fois, associées le plus souvent aux métèques et aux esclaves, dans la partie cours du chapitre consacré au Citoyen à Athènes au 5e siècle avant J.C. Au mieux 14 lignes (p. 34) dans le manuel Bertrand-Lacoste leur sont consacrées, au pire une ligne, comme dans le Hatier (p. 17), souligne, sans autres commentaires, leur exclusion de la vie politique. Seul le Belin consacre un dossier documentaire (pp. 22-23) à La femme athénienne et s’interroge sur son rôle dans la cité.

Unanimement, tous les manuels font l’impasse sur les femmes dans les chapitres suivants consacrés à la Naissance et diffusion du christianisme et à la Méditerranée au 12e siècle, carrefour de trois civilisations. Quant il s’agit de décrire le « choc des civilisations » byzantine et latine, Anne Comnène est mise a contribution et son Alexiade abondamment citée, mais aucun manuel ne profite de l’occasion offerte alors d’évoquer la place des femmes à la cour du Basileus.

Un seul des sept manuels consultés, le Hatier (p. 105 doc. 5), évoque avec un texte de Louise Labé, sans plus d’indications biographiques sur l’auteur, la place des femmes dans la société humaniste à l’intérieur du chapitre dévolu à cette période.

Il faut attendre le volumineux chapitre consacré à la Révolution française et aux expériences politiques en France jusqu’en 1851 pour que de nouveau, coiffées de grands bonnets blancs, vêtues de jupes rayées, tirant ou poussant le canon et pique à la main les femmes réapparaissent pour marcher sur Versailles les 5 et 6 octobre 1789 et ramener à Paris la famille royale. Le plus souvent une ligne ou deux suffisent pour relater l’expédition et rien n’est dit de plus consistant sur la place des femmes du peuple et leur visibilité publique dans la société d’Ancien Régime.

Un manuel, le Nathan Le Quintrec (p. 160), en 8 lignes, évoque le rôle actif des animatrices de salon dans la diffusion des Lumières et, initiative rare et louable, souligne les limites sexistes évidentes des beaux discours philosophiques (hormis celui de Concorcet), dont les retombées programmatiques ne concernent que les hommes.

Quatre manuels sur sept, les deux Nathan (Le Quintrec/ Marseille) Bertrand Lacoste et Bordas, consacrent par contre des dossiers documentaires assez complets à l’exclusion rapide des femmes de la vie politique et pour certains reprennent des extraits du projet de Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne de 1791, d’Olympe de Gouges. La mise au pas des revendications féminines par le Code Civil napoléonien n’est évoquée, sous forme de dossier, que par un seul des manuels, Le Nathan Le Quintrec (pp. 205-206).

Passée la Révolution, les femmes retournent à l’anonymat et l’étude du dernier chapitre consacré à L’Europe en mutation de la première moitié de 19e siècle ne les fait plus apparaître, et ce dans deux manuels seulement, que systématiquement associées aux enfants dans le cadre de dossiers traitant des conditions de travail dans l’Europe de La première révolution industrielle.

Cinq des sept manuels se terminent par une annexe biographique. Sur les 414 notices comptabilisées seules 10 concernent des femmes, soit là encore 2 % du total. En « tête du palmarès » citées deux fois chacune, siègent Germaine de Staël et Flora Tristan. Elles sont accompagnées de Diane de Poitiers, Elizabeth Ière , Marguerite d’Angoulême, Marie d’Agoult, Olympe de Gouges, George Sand et Victoria Ière citées une fois chacune. Dans le cartouche associé au portrait de Madame Roland, outre ses dates de naissance et de mort, on notera qu’elle est présentée comme « une lectrice de Rousseau… »

Première L/ES/S

En ce qui concerne les programmes de première (L’Age industriel et sa civilisation du milieu du 19e siècle à 1945 ; La France du milieu du 19e siècle à 1914 ; Guerres, démocraties et totalitarismes de 1914 à 1945), il m’avait semblé de prime abord judicieux de séparer, quand les éditeurs retenaient eux-mêmes cette option, les manuels destinés aux élèves de 1ière L et ES, classes (notamment la série L) généralement féminisées, des manuels conçus pour leurs camarades, plus souvent masculins, de la filière S.

Sur les 2 734 pages des huit manuels de 1ère L/ES étudiés, 45 pages évoquaient les femmes, soit 1,6 % de la pagination totale ; sur les 1 003 pages des 4 manuels de 1ère S consultés, 20 mentionnaient les femmes soit 1,9 % de la pagination totale. La différence, tout en n’étant pas celle que j’attendais- pétrie sans doute de préjugés, je pensais trouver le « supplément » féminin dans les manuels de L/ES – était minime et ne m’a pas semblé devoir justifier que par la suite je continue de distinguer les contenus en fonction des séries pour lesquels ils avaient été conçus, le plus souvent d’ailleurs par les mêmes équipes rédactionnelles.

Dans le texte du cours, c’est de manière générale, à la loupe qu’il convient de dénicher LA ligne qui évoque le rôle des femmes durant la Première Guerre mondiale. Les dossiers sont plus nombreux et mieux documentés qui les présentent au travail durant ce conflit (Bordas pp. 212-213) problématisent (Bréal pp. 200-201, Magnard pp. 222-225) les incidences de deux guerres sur leur émancipation en mettant avant tout l’accent sur la revendication et l’acquisition de l’égalité politique mais en faisant l’impasse sur le durcissement de la législation sur l’avortement, ou encore mettent en évidence les conséquences de la politique familiale de Vichy (Nathan Le Quintrec L/ES pp. 304-305).

Deux manuels sur douze (Nathan Le Quintrec S et L/ES) présentent les mêmes photographies montrant des auxiliaires féminines FFL passées en revue par le Général de Gaulle en 1945 et une femme tondue entourée d’une foule hargneuse. Un manuel (Bordas pp. 320-321) propose un ensemble documentaire sur les femmes dans le camp de Ravensbruck.

Travailleuses toujours, citoyennes enfin, mères de famille souvent, résistantes parfois, il semble bien que les manuels de première aient pris en compte, à dose certes homéopathiques, quelques uns des résultats de la recherche universitaire sur l’histoire des femmes.

Un manuel (Nathan Le Quintrec pp. 50-51) ose même, double audace, proposer un exercice préparatoire à l’épreuve du baccalauréat portant sur « Les femmes françaises au travail : réalités et représentations« . Envisager non seulement que les femmes « puissent tomber » comme sujet au bac mais encore s’interroger à leur propos sur l’écart existant entre leur quotidien et sa mise en scène, voilà qui est réellement novateur !

Sur les 360 notices biographiques proposées par les douze manuels, cinq concernent des femmes : Rosa Luxembourg est citée deux fois, Hannah Arendt, Danielle Casanova et Sophie Scholl une fois chacune. La seule précision, en dehors de ses dates de naissance et de mort, apparaissant sous un portrait d’Hubertine Auclert est la mention de « suffragette ». Quant au lexique, on y chercherait en vain une entrée concernant, de façon même périphérique, les femmes…

Terminale L/ES/S

Les manuels destinés aux classes de terminales L/ES/et S traitant Du monde, de l’Europe et de la France de 1945 à nos jours accordent, comparativement (oui, c’est possible !) encore moins de place aux femmes que ceux conçus pour les niveaux précédents que ce soit dans le cours, les dossiers, l’annexe biographique ou lexicale.

Sur les 3 816 pages des onze manuels étudiés (huit à l’usage des Séries L/ES, trois à celles des séries S) seules 26 pages évoquent explicitement les femmes, soit un peu glorieux 0,68 % de la pagination totale !

Elles apparaissent essentiellement dans le chapitre consacré à la France des Trente glorieuses où, dans la partie cours, en 2 à 17 lignes, elles sont présentées comme les principales responsables (ou coupables ?), par leur intégration croissante au monde du travail et leur accès à la contraception, des modifications du modèle familial traditionnel.

Peu ou prou, les dossiers reprennent la même problématique et offrent au travers de documents apparentés (femmes dans l’isoloir en 1945, femmes à l’usine dans les années 1970, femmes manifestant pour l’autorisation de l’IVG en 1974, publicité vantant la « libération » des femmes par la révolution électroménagère), sous des énoncés très proches, d’étudier l’évolution de la place des femmes dans la société française.

Un manuel, le Bordas (pp. 334-335) se distingue par une formulation essentialiste, très datée, de la question puisqu’il propose d’étudier LA place de LA femme dans la société française.

En apparence plus audacieux le manuel Hachette (p. 371), choisit le discours de Lucien Neuwirth sur la contraception pour préparer les élèves à l’épreuve du commentaire de document au baccalauréat, or le document présente davantage la contraception comme un moyen pour le couple de mieux accueillir l’enfant voulu, que pour la femme de maîtriser enfin sa fécondité et de s’affranchir de grossesses et de maternités pas toujours désirées. Il va de soi qu’aucun des manuels étudiés ne propose aux élèves de commenter le Manifeste des 343 salopes de 1971…

Sur le terrain politique, seul, le Magnard (pp. 310-311) ne s’arrête pas à l’obtention du droit de vote mais soumet à la réflexion des élèves un dossier sur hommes et femmes en politique.

Sur 370 notices biographiques comptabilisées, sept présentent des femmes, soit 1,9 % de l’ensemble. Simone Veil se détache du lot avec trois mentions, suivie par Margaret Thatcher citée deux fois, Benazir Bhutto et Françoise Giroud ferment le ban.

En soi le constat, déjà établi pour les classes de seconde et première, n’est pas surprenant mais, il se teinte d’une pointe d’amertume supplémentaire quand parallèlement on constate que le plus célèbre altermondialiste à moustache français, José Bové, et le plasticien emballeur du Pont-neuf, Christo, ont chacun leur notice et figurent, pour les auteur-e-s des manuels, en illustre et masculine compagnie, parmi les personnalités mémorables du 20e siècle… Mais de Claudie Haigneré, Simone de Beauvoir ou Indira Ghandi, de mention, point… Quant aux lexiques, à la lettre F, immanquablement on trouve les Frères musulmans et jamais le féminisme.

Bilan

Sur les 9 505 pages de manuels parcourues, 131, soit 1,37 % évoquent l’histoire des femmes sous des angles thématiques variés qui prennent de plus en plus en compte certains acquis de la recherche historique universitaire mais qui jamais ne la replace explicitement (ni même implicitement) dans celle pourtant fondamentale des rapports sociaux de sexe marqués par la monopolisation masculine des pouvoirs. Quant à l’histoire croisée des genres masculin et féminin comme construction sociale et culturelle, son intégration dans l’enseignement de l’histoire tel qu’il est pratiqué de nos jours en France ne semble pour l’instant pas vraiment à l’ordre du jour…

A cette sous-représentation manifeste des femmes dans les manuels d’histoire on peut trouver des explications de nature très diverse allant de la composition des équipes rédactrices à la place des femmes dans la société contemporaine, en passant par la formation des futurs enseignants, l’inertie ontologique des programmes [4], et la lente diffusion des avancées de la recherche dans l’enseignement secondaire.

Je me suis tout d’abord intéressée à la composition des équipes rédactrices des manuels formés le plus souvent de professeurs enseignants en lycée (parfois en classes préparatoire) d’universitaires et d’inspecteurs.

Les mêmes équipes, de dix personnes en moyenne, assurant généralement la rédaction des manuels de première et de terminale parmi les 265 rédacteurs-trices encadré-e-s par 37 coordinateurs-trices recensé-e-s certain-e-s ont été compté-e-s deux fois.

Après calculs il s’avère que 70 % des coordinateurs sont des hommes (50 % pour les manuels de seconde incontestablement les plus paritaires à 100% pour les manuels de Terminale S) et 65 % des rédacteurs le sont également (56 % en seconde, 93 % en terminale S).

On peut avancer, que cette sur-masculinité, elle-même reflet, dans une profession pourtant largement féminisée, de la propension des hommes à accaparer les fonctions valorisantes (et rédiger un manuel en est une) n’est pas sans rapport avec la place marginale accordée à l’histoire des femmes dans tous les ouvrages consultés.

Que les coordinateurs et rédacteurs, qu’on imagine volontiers enseignant-e-s expérimenté-ée-s, donc formé-ée-s pour les plus jeunes dans les années 80 alors que les recherches sur l’histoire des femmes n’avaient encore qu’une audience réduite en France, aient  » naturellement  » tendance la négliger et à ne pas l’intégrer dans les manuels, on le conçoit…

Ce qui est bien plus inquiétant ce sont les regards goguenards de certains de mes élèves masculins qui lorsque je souligne les évidentes limites du suffrage improprement qualifié d’universel proclamé en 1848, lèvent les yeux et attendent plus ou moins patiemment que passe ma lubie, ma marotte, mon « urticaire » féministe…

Pour ceux là l’histoire des femmes n’est pas un sujet « sérieux » et je désespère parfois de les convaincre un jour que le mouvement féministe est aussi digne de leur intérêt que le mouvement ouvrier, et que la loi sur l’autorisation de l’IVG en 1975 a, au moins, eu autant d’importance, pour l’évolution de la société, que celle de 1936 instaurant les congés payés.

Inquiétante également, la réaction des collègues masculins, tous hommes affables et pour ce que je sais de leur vie familiale assumant paritairement avec leurs conjointe, intendance domestique et soins aux enfants, à qui je faisais part des premiers résultats de mes recherches et qui me rétorquèrent que les hommes, eux, ne faisaient l’objet d’aucun dossier spécifique.

Confondant genres et sexes, s’ils faisaient référence, pour le déplorer à juste titre, à l’absence totale de l’histoire de la construction des genres [5] dans l’enseignement ils oubliaient que dans les manuels l’histoire enseignée était essentiellement celle faite par les hommes, agissant le plus souvent dans des champs historiques traditionnellement masculinisés comme la guerre, la vie politique, ou l’usine.

Dans la mesure où il ne semble pas, si je me fie aux propos des jeunes collègues stagiaires rencontré-e-s que la formation délivrée à l’IUFM les sensibilise à la question, je crains que pendant longtemps encore on ne doive compter que sur l’engagement personnel du professeur-e (le lycée terre de mission ?) pour que ne passe pas aux oubliettes l’histoire de la moitié féminine de l’humanité.

A ceux, et celles, qui argueraient que l’ECJS est là pour « compenser » et parler des discriminations dont les femmes sont actuellement victimes, il faut rappeler que la compréhension du présent et la préparation d’un avenir égalitaire et paritaire, ne dispense pas de s’intéresser au passé.

Conclusion

Alors, tout est perdu ? Bien sûr que non et des initiatives, suscitées par la prise de conscience croissante de l’ampleur du retard à combler, ont été lancées à différentes échelles pour remédier à cette situation.

Le Conseil de la coopération culturelle (CDCC), organe de gestion et d’impulsion des travaux du Conseil de l’Europe en matière de d’éducation et de culture, a notamment publié un remarquable dossier sur « Enseigner l’histoire des femmes au 20e siècle« , qui se présente comme une véritable boîte à outils pédagogiques, avec quantité de propositions concrètes, pour intégrer l’histoire des femmes dans l’enseignement de l’histoire tel qu’il est pratiqué en France, où l’histoire de ces dernières, plus que dans d’autres pays européens a été négligée.

Le rapport, déjà évoqué, présenté par Annette Wievorka au Conseil économique et social, fourmille quant à lui d’idées sur des mesures à mettre en place d’amont en aval de la filière pédagogique pour que soient prises en compte les résultats de la recherche universitaire sur l’histoire des femmes et du genre. Ce sont là deux « viatiques » que tout enseignant trouverait profit et intérêt à consulter.

 
Frédérique El Amrani, « Par ailleurs, les femmes… » ou la place des femmes dans l’histoire enseignée au lycée au début du XXIe siècle
Extrait du Bulletin Archives du féminisme, n° 8, décembre 2004

Frédérique El Amrani, professeure agrégée d’histoire, enseigne au lycée Chevrollier à Angers. Elle a soutenu une thèse sur la construction de l’identité des jeunes filles des milieux populaires ruraux en Anjou au cours du premier XXe siècle (Les jeunes filles des milieux populaires ruraux en Anjou (1920-1950), Université d’Angers, dir. C. Bard, 2010) et a réalisé pour Musea une exposition inspirée de son DEA  » Bien sous toutes les coutures. Un atelier de couture à Doué-la-Fontaine 1930-1950  » (Musea).

 

[1] Tout au plus les compléments officiels de programme de terminale L/ES/S  » invitent  » les enseignant-e-s à évoquer la longue marginalisation politique et civique des femmes.

[2] Quelle place pour les femmes dans l’histoire enseignée ? Annette Wieviorka (dir.) Rapport du Conseil économique et social, Journaux officiels, 2004, p. 18.

[3] Denise Guillaume, Le Destin des femmes et l’école, manuels d’histoire et société, L’Harmattan, 1999.

[4] En ce domaine, les programmes d’histoire en lycée se signalent par une très grande capacité de résistance au renouvellement des angles de vue et des problématiques issus de la recherche universitaire. En géographie et en français les refontes semblent plus fréquentes et profondes.

[5] La double page consacrée dans un manuel destiné aux classes de 1ère STT (Magnard pp. 142-143) au service militaire, comme  » fabrique  » du masculin est une réelle exception dont on ne sait si elle est volontaire ou non. A ce propos, on peut s’interroger sur le fait que ce soit systématiquement les programmes conçus pour les séries technologiques, qui n’accordent qu’un faible coefficient à la discipline, qui proposent, sous une forme souvent récréative, les approches historiques foncièrement les plus originales et modernes, un peu comme si les thématiques déclinées (La journée du dimanche pp. 136-137, La famille, ordre et tradition pp. 138-139 ; Enfants et adolescents : de la fabrique à l’école pp. 140-141) ne méritaient pas d’accéder au statut de questions  » sérieuses  » à l’image de celles abordées dans les manuels des séries générales.