Pavard (B.), Femmes, politique et culture : les premières années des Editions des femmes (1972-1979)

La maison d’édition  » des femmes « , qui naît en 1974 au cœur du Mouvement de libération des femmes français (MLF) s’inscrit dès le départ dans une double optique : l’engagement politique et l’engagement littéraire. Elle a pour but de promouvoir la littérature mais aussi plus globalement les luttes de femmes. Je me suis concentrée sur la période 1972-1979 qui est celle de l’essor de la maison d’édition dans le sillage du MLF et qui permettait d’étudier les rapports entre le mouvement et l’entreprise éditoriale. Pour ce travail j’ai pu bénéficier de certaines archives privées des éditions des femmes mises à ma disposition (statuts, contrats, correspondance, archives judiciaires, catalogues, tracts et publicités…) qui sont venues compléter les objets livres qui sont eux-mêmes une source majeure, et qui ont été accompagnées par des sources politiques (tracts, textes issus du MLF), journalistiques ainsi que huit entretiens. L’aventure de cette maison d’édition, par et pour les femmes, au sein de la décennie 1970 présente un intérêt certain pour l’historien(ne), car elle est au centre d’un tournant culturel pour les femmes qui grâce à leurs luttes commencent à conquérir une place sur la scène artistique et littéraire, certes toujours minoritaire et contestée, mais reconnue. Elle permet aussi d’appréhender la richesse du MLF, son rôle dans les évolutions des mentalités françaises mais aussi les contradictions qui le traversent et finalement le minent.

Naissance d’une maison d’édition par et pour les femmes

Le 17 avril 1974, une conférence de presse à l’hôtel Lutetia à Paris, annonce la création des éditions des femmes, qui ont pour vocation d’être  » ouvertes à toutes les démarches de lutte que font les femmes, luttes individuelles ou collectives, et dans quelque champ que ce soit « . Il s’agit pour les créatrices de l’entreprise de remédier à la censure que subissent les femmes en matière littéraire et qui fait d’elles  » un peuple sans écriture « . Cette nouvelle maison d’édition affirme sa différence, et se construit en opposition aux entreprises éditoriales capitalistes et  » phallocrates  » : elle a pour objectif de  » publier le refoulé des maisons d’éditions bourgeoises  » [1]. Derrière cette démarche se trouve une des tendances du Mouvement de libération des femmes : le groupe  » Psychanalyse et Politique  » aussi appelé  » Psychépo « . Ce dernier, créé autour d’Antoinette Fouque, s’oriente vers des réflexions sur le marxisme et la psychanalyse. L’inspiratrice du groupe, qui participe dès mai 1968 à un des groupes de réflexion sur les femmes à l’Université de Vincennes, est à la fois psychanalyste et femme de lettres et c’est elle qui a l’idée de créer une entreprise éditoriale. Mais c’est tout un groupe de femmes qui permet à l’entreprise de voir le jour. Dès 1972, le  » groupe édition  » se crée au sein de Psychanalyse et Politique, il a pour but de réfléchir sur un projet :  » nous sommes un certain nombre à vouloir tenter d’éditer nous-même les textes que nous écrivons », affirme un encart publié dans Le Torchon Brûle n° 5, journal du Mouvement de libération dans ses toutes premières années. Le projet se veut ouvert, la maison d’édition  » n’est pas celle du MLF mais celle des femmes  » comme l’affirment ses créatrices à la conférence de presse du Lutétia en 1974.

Pourtant avant même sa création la maison d’édition ne rallie pas les différentes tendances du MLF, qui à cette date sont déjà très marquées ; certains conflits ont déjà éclaté. D’une manière générale, le groupe Psychépo s’oppose aux autres groupes en s’affirmant antiféministe dans le sens où le féminisme est pour lui une volonté de nier la spécificité féminine et de reproduire la société phallocrate en cherchant uniquement à trouver une place plus avantageuse pour les femmes. Ce présupposé idéologique fort le met en porte à faux vis à vis des autres groupes qui, eux, se revendiquent du féminisme. De plus, dès 1973, des questions se posent au sein du MLF sur les modes d’actions, le statut du mouvement, ses évolutions possibles, qui provoquent des oppositions nettes entre les différents groupes. Autant de raisons qui font que le projet de créer une maison d’édition devient avant tout celui d’un groupe et non pas celui de tout le mouvement.

Mais les éditions des femmes à leur naissance héritent de l’état d’esprit du MLF, des groupes de réflexion, des actions collectives, des projets militants menés à bien. Leur fonctionnement est particulier ; il reflète l’engagement politique qui en est à l’origine. Il s’agit d’une SARL au capital de 21 000 francs partagé en 21 parts égales parmi 21 sociétaires. Les fonds proviennent d’une des sociétaires qui possède une fortune familiale importante et qui adhère aux idées d’Antoinette Fouque. L’organisation reflète la ligne politique. Il s’agit avant tout de promouvoir la création féminine en travaillant entre femmes.

Politique éditoriale et édition politique

Une fois la maison d’édition créée, il reste à se positionner dans le champ éditorial. Le choix des éditions des femmes est clair : il s’agit de publier des femmes, et en priorité celles qui ont été rejetées par les maisons d’édition traditionnelles. Mais cette lutte ne doit pas entraîner la marginalisation :  » ce n’est pas parce que ça devait être politique que ça devait être tartignolle, fait n’importe comment et pas professionnel  » affirme la chef de fabrication dans un entretien qu’elle m’a accordé [2]. Cela résume bien l’ambition de l’entreprise. Les livres publiés sont au départ principalement des fictions et des essais, mais entre 1974 et 1976 le catalogue se diversifie et plusieurs collections sont créées : les collections pour enfant du côté des petites filles et du côté des filles, la collection de poche, pour chacune, une collection femmes dans l’histoire. Les tirages sont élevés, les livres de qualité, et c’est la SODIS qui s’occupe de la distribution. D’ailleurs les livres sont tirés à un nombre d’exemplaire supérieur aux ventes, ce que François Maspero qualifie d’ » excès d’optimisme – cet optimisme étant lui-même de toute évidence, comme chez beaucoup d’éditeurs débutants, dû au désir de servir la cause défendue dans les livres.  » [3] Derrière cela se trouve en effet une logique politique, plus les livres sont vus et lus, plus la cause des femmes progresse : le combat se fait aussi par les livres. Certains livres publiés ont ainsi une vocation pétitionnaire, ils permettent de se familiariser avec une cause qui touche la condition des femmes. Ainsi en 1975, les éditions publient Journal et lettres de prison d’Eva Forest, féministe espagnole emprisonnée par le régime franquiste. Cette publication est accompagnée de l’organisation d’un soutien international par la maison d’édition qui achète des encarts publicitaires dans Le Monde pour sensibiliser l’opinion publique et organise une manifestation à Hendaye pour protester contre le régime franquiste à laquelle plusieurs groupes du MLF participent. Parallèlement, en mars 1974 sort le premier numéro du Quotidien des femmes, dont les numéros à la publication irrégulière ont pour but de présenter des combats de femmes en lien avec l’actualité. C’est un journal politique mais aussi culturel qui permet de présenter la politique éditoriale des éditions des femmes.

Dès le départ la maison d’édition a donc un caractère hybride : elle est à la fois une petite entreprise artisanale, gérée par un groupe de militantes, dont certaines sont salariées mais ce sont des exceptions, qui donnent de leur temps et de leur énergie pour faire vivre une entreprise militante. Elle est aussi une entreprise qui jouit d’un budget important et qui peut se donner les moyens d’exister sur la scène éditoriale, grâce à trois librairies (Paris, Lyon, Marseille), un magazine mensuel, puis un hebdomadaire qui tirent à plus de 50 000 exemplaires, un catalogue bien fourni, et une promotion organisée, dans différents journaux, en France et à l’étranger. Cette promotion met en avant les livres publiés mais aussi le travail fourni par la maison d’édition. Sur la campagne de 1975, on peut ainsi lire  » c’est une lutte quotidienne pour des femmes de publier des textes écrits par des femmes, tous politiques : fictions essais, documents… « . La maison d’édition et ses librairies sont autant de vitrines de la lutte politique menée par le groupe Psychanalyse et Politique.

En 1979, lorsque les éditions des femmes fêtent leur cinquième anniversaire, elles s’enorgueillissent d’un bilan remarquable : 150 titres publiés. Aux côtés de livres confidentiels qui expérimentent une  » écriture-femme  » comme ceux d’Hélène Cixous ou Chantal Chawaf, sont publiés des livres sur la société, miroirs de leur temps, qui sont acclamés unanimement par la critique, notamment ceux de Victoria Thérame qui traite de sa vie d’infirmière puis de chauffeur de taxi [4] ou encore le livre d’Erin Pizzey sur les femmes battues [5]. Le lectorat est difficile à mesurer et encore davantage à identifier pour l’ensemble des livres publiés. Les tirages des livres les plus populaires sont auteur de 20 000 exemplaires et des plus confidentiels autour de 2000, mais en tout cas au vu de l’écho dans la presse, ces livres ne passent pas inaperçus et créent une prise de conscience sur la place des femmes dans la littérature. Ce  » tournant culturel  » pour les femmes, se caractérise aussi par l’explosion de la presse féministe [6], et le développement des collections  » femme  » chez les gros éditeurs : treize sont créées entre 1973 et 1978. Les éditions des femmes bénéficient donc à la fois de ce contexte favorable à la visibilité des femmes et participent à ce mouvement ; elles sont imitées à l’étranger par des militantes, et en France par les gros éditeurs. Pourtant, le bilan positif de la maison d’édition s’accompagne aussi de mécontentements de la part de certaines auteures ou employées. Ainsi la réception des éditions est-elle double, si elles sont admirées pour leur travail, elles sont aussi décriées pour leur manière de travailler.

Le paradoxe des éditions des femmes : entre reconnaissance et mise en accusation

Ces premières années de vie de la maison d’édition laissent apparaître un paradoxe : elle bénéficie d’un certain succès auprès de la critique littéraire, mais elle est décriée assez rapidement par la critique féministe. Elle est au cœur de polémiques qui l’opposent à d’autres groupes du Mouvement de Libération des Femmes, des polémiques qui éclatent au grand jour dès 1976 et qui laissent apparaître les limites de l’entreprise militante. A cette date, une ancienne employée à la librairie de Lyon, Barbara, attaque la maison d’édition. Il s’agit d’un conflit de travail mais celui-ci se fait à la fois personnel (ce sont des femmes qui ne peuvent plus revendiquer la solidarité féminine militante, de plus Barbara a fait une tentative de suicide) et médiatique, les journaux s’emparent de l’événement. Mais au-delà, ce conflit cristallise l’opposition de groupes du MLF à Psychépo, des groupes qui défendent Barbara. Plusieurs militantes du MLF occupent ainsi la librairie de Paris le 12 octobre 1976 en solidarité avec l’employée qui est venue réclamer des fiches de paye qu’elle n’avait pu obtenir. Il s’agit d’un acte fort, deux camps se mettent en place. Ce que dénonce l’occupation de la librairie c’est la prise de pouvoir symbolique du groupe Psychépo qui, avec la médiatisation que lui offre la maison d’édition, peut largement diffuser son discours. Les autres groupes attaquent aussi l’organisation de Psychépo et la figure d’Antoinette Fouque qui est perçue comme un  » petit-chef  » despotique [7]. Enfin la maison d’édition passe pour une entreprise commerciale qui utilise les femmes et rompt avec l’éthique militante du MLF. C’est finalement le brouillage des limites entre professionnel et personnel, entre politique et commercial, entre Psychanalyse et Politique et MLF qui est dénoncé. De leur côté les protagonistes de la maison d’édition se sentent victimes d’une  » mise en scène pour un massacre « . [8]

C’est un tournant pour le MLF qui n’est plus la  » Sainte-Union  » des femmes [9], et qui désormais révèle publiquement ses conflits internes. Les journaux servent de tribune, même s’il faut relativiser l’idée de soudaine rupture car les conflits qui éclatent alors sont le résultat de désaccords politiques de longue date. Ce qui est nouveau en revanche, c’est la judiciarisation des conflits politiques. Les éditions des femmes sont au cœur de cette tourmente qui voit la multiplication des procès. Le procès Barbara, puis le procès que les éditions intentent, cette fois-ci, contre un collectif qui a tourné une vidéo rassemblant des griefs d’auteures contre elles en 1977, ce sont des procès à multiples rebondissements qui s’étalent sur plusieurs années et qui minent le MLF de l’intérieur. La rupture entre Psychépo et les féministes est violente, les propos échangés sont très durs des deux côtés qui forment des blocs idéologiques solides. Ce sont finalement deux conceptions du militantisme qui s’opposent, et deux manières de voir le mouvement des femmes qui s’affrontent, c’est aussi un enjeu de pouvoir. Le divorce atteint son apogée en 1979, lorsque le groupe Psychépo décide de créer une association du nom de MLF et d’en déposer la marque commerciale, privant ainsi les autres militantes d’un référent politique commun. A partir de ce moment-là il y a le  » MLF déposé  » et le  » MLF non déposé  » [10]. La mise en accusation des éditions des femmes affecte sans doute la santé de l’entreprise, notamment auprès des maisons d’éditions étrangères militantes qui sont sensibles aux problèmes politiques que leur collaboration pose, mais pourtant la maison d’édition survit et change de cap. En 1980 est lancée la  » bibliothèque des voix « , ce sont des textes lus par des actrices célèbres telles Isabelle Huppert, Fanny Ardant, Catherine Deneuve, mais aussi par des hommes, c’est le cas de Georges Duby qui lit un de ses propres textes. La maison d’édition s’ouvre donc encore davantage au grand public. De plus, l’anonymat militant qui prévalait depuis sa création est brisé, Antoinette Fouque revendique le rôle d’éditrice et le nom de l’entreprise est changé en  » des femmes-Antoinette Fouque « . Commence alors une autre histoire pour la maison d’édition qui se réclame toujours de la lutte des femmes, mais si le référent du M.L.F. reste présent dans les esprits, il n’est plus le contexte politique qui porte la maison d’édition.

Conclusion : quelle postérité pour les éditions des femmes ?

Les éditions des femmes existent toujours : elles viennent de fêter leur trentième anniversaire au salon du livre 2004 et après une dizaine d’années sans publication (mais avec poursuite de la diffusion), elles sortent de nouveaux livres et des versions CD de la bibliothèque des voix. Mais que reste-t-il de l’entreprise militante de 1974 ? Il faut noter le peu de notoriété d’une entreprise qui a pourtant eu son heure de gloire dans les années 1970, et qui a représenté une innovation dans le monde de l’édition et un tremplin pour les femmes auteures malgré l’existence d’antagonismes importants. Sa mémoire a-t-elle souffert du contexte conflictuel, les livres ont-ils été effacés par les actions ? Il faut certainement aussi y voir l’évolution du contexte, c’est sans doute l’idée même de faire une entreprise éditoriale ouverte en priorité aux femmes et qui publie dans un but politique qui devient obsolète une fois le souffle du MLF retombé.

Bibia Pavard, « Femmes, politique et culture : les premières années des Editions des femmes (1972-1979) »
Extrait du Bulletin Archives du féminisme, n° 8, décembre 2004

 Bibia Pavard a soutenu en 2003 un mémoire de DEA d’histoire du XXe siècle à l’IEP de Paris, sous la direction de Jean-François Sirinelli : Femmes, politique et culture : les premières années des éditions des femmes 1972-1979. Agrégée d’histoire, elle a soutenu une thèse en 2010 : « Contraception et avortement dans la société française (1956-1979) » (publiée dans la coll. Archives du féminisme sous le titre Si je veux, quand je veux). Elle est maîtresse de conférences à l’IFP-Paris 2 depuis 2013.

Notes

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[1] Conférence de Presse tenue au Lutétia le 17 avril 1974 et retranscrite dans le catalogue des éditions des femmes 1974-1979.

[2] Entretien avec Sophie Clavel, chef de fabrication de 1977 à 1979 puis de 1983 à 1985 ; 23/01/2003, 2 h.

[3] François Maspero, lettre du 1/06/1077 dans le cadre du procès en diffamation qui oppose les éditions des femmes à trois des auteures publiées chez elles.

[4] Victoria Thérame, Hosto Blues, Paris, des femmes, 1974 ; La Dame au bidule, Paris, des femmes, 1977.

[5] Erin Pizzey, Crie moins fort les voisins vont t’entendre, Paris, des femmes, 1975.

[6] L’expression est de Liliane Kandel,  » L’explosion de la presse féministe « , Le Débat, n° 1, mai 1980.

[7] Jeanne Favre,  » Allonge-toi tu seras emballée « , Libération, 27/10/1976.

[8]  » Mise en scène pour un massacre « , Libération, 19/10/1976, signé  » sept femmes qui ont assisté à l’occupation de la librairie des femmes « .

[9] Catherine Leguay,  » Sortir du ghetto de la Sainte Union… « , Libération, 22/10/1976.

[10] Collectif, Chroniques d’une imposture. Du mouvement de Libération des femmes à une marque commerciale, Paris, association Mouvement pour les luttes féministes, 1981.