Lescoffit (C.), Quel féminisme pour la Ligue des Droits de l’Homme entre 1914 et 1940 ?

La Ligue des Droits de l’Homme : ce nom sonne familièrement à nos oreilles citoyennes. Par ce nom, l’association centenaire [1] choisit de faire explicitement référence à la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789, texte fondamental de la démocratie française et largement repris à travers le monde. Ainsi la Ligue affiche clairement ses ambitions, elle entend se donner pour rôle de faire respecter les droits tels qu’ils sont énoncés dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. En revendiquant cet héritage, aussi glorieux que riche, la LDH pose à nouveau le problème soulevé par la Déclaration de 1789 et contenu dans son titre même : de quel Homme cette Ligue défend-elle les Droits ? S’agit-il de ceux de l’Homme-Être Humain, ou bien de ceux de l’Homme-personne de sexe masculin ? La question n’est pas purement lexicale ; elle permet en réalité d’interroger plus profondément la Ligue sur les rapports qu’elle a entretenus avec les questions féminines durant la seconde IIIe République (1914-1940) [2]. Dans la première moitié du XXe siècle, la LDH est une organisation-clé de la vie publique et civique du pays, presque une institution. Dans les années 1920, elle devient même organisation de masse et compte plus d’adhérents qu’aucun des partis de gauche [3]. L’association ne cherche pas pour autant à faire concurrence à ces partis politiques, elle se pose davantage dans un rôle d’accompagnement. Si les relations avec le Parti Communiste sont, elles, réduites à la portion congrue depuis 1923 [4], la LDH entretient ainsi d’excellents rapports avec la SFIO, le parti radical, puis avec le Front populaire. Finalement, entre 1914 et 1940, la Ligue se révèle totalement insérée dans les cercles de pouvoir et présente, de façon très concrète, dans le jeu politique.

Présence féministe à la Ligue des Droits de l’Homme

Entre son ancrage dans le monde politique de la seconde IIIe République et son indépendance proclamée, comment se situe la LDH, notamment sur les questions ayant trait aux femmes, leurs revendications et leurs droits ? Sans être une association féministe à proprement parler, la Ligue est-elle féministe ? Certainement et plusieurs raisons viennent étayer cette thèse. Tout d’abord, il faudrait saisir toute l’ampleur des liens qui unissent la LDH au monde féministe. En 1914, la Ligue perd son second président, Francis de Pressensé, qui avait engagé l’association dans la lutte aux côtés des femmes, et élit à sa succession un autre homme, connu des féministes, Ferdinand Buisson. C’est en effet au troisième président de la Ligue que l’on doit l’un des tout premiers rapports parlementaires (et en tout cas le plus monumental) sur le droit de vote des femmes [5]. Depuis 1911, il est aussi le président de la Ligue des électeurs pour le suffrage des femmes, association créée par l’Union française pour le suffrage des femmes (UFSF), elle-même née de l’initiative de Jeanne Schmahl, l’une des trois femmes à avoir fait partie du premier comité central de la LDH dès 1898. Des liens entre la Ligue et l’UFSF qui ne s’arrêtent d’ailleurs pas là, puisqu’en 1924 la présidence de l’UFSF passe à Cécile Brunschvicg, ligueuse tout comme son mari, Léon Brunschvicg, membre du Comité Central de la Ligue ; en outre, on compte de très nombreux membres de la LDH à la direction de l’UFSF [6]. Ceci n’est qu’un exemple des multiples connections qui existent entre les membres de la LDH et les membres d’associations féministes. En effet, on ne compte plus les ligueuses et ligueurs qui appartiennent à des associations féministes telles que le Conseil National des Femmes Françaises (Maria Vérone, Adrienne Avril de Sainte-Croix, Cécile Brunschvicg, Germaine Malaterre-Sellier, Marcelle Legrand-Falco), ou bien l’Union des Femmes Françaises (le député et sénateur Louis Martin), ou encore la Ligue Française pour le Droit des Femmes (Maria Vérone, le député et ministre Yves Guyot). Dès 1914, la LDH a tissé des liens plus que privilégiés à la fois avec le monde politique (et notamment avec les Radicaux) et avec le tissu associatif féministe ; ce faisant, elle participe à l’intégration de la mouvance féministe dans le modèle républicain. De plus, entre 1914 et 1940, la Ligue a abordé les principaux thèmes féministes contemporains, des conséquences de la Grande Guerre au combat pour le droit de vote en passant par la réforme du Code Civil, à l’impact de la politique nataliste sur la maternité, la question de la prostitution, ou le droit au travail des femmes. L’année par laquelle débute cette étude se révèle à ce titre exemplaire.

La Ligue, les femmes et la guerre

1914 marque l’entrée de la France dans le XXe siècle, mais une entrée très ambiguë. Le premier semestre de l’année semble encore baigné d’une certaine douceur de vivre typique de la Belle Epoque qui se double d’une harmonie dans les rapports entre les sexes, rompant ainsi avec la misogynie de mise au XIXe siècle. La Ligue est alors très proche du féminisme modéré, les Bulletins se montrent loquaces quant aux droits des femmes et adoptent un ton singulier représentatif du contexte apaisé que connaît la France. L’ensemble des articles depuis le début de l’année est empreint de douceur et de respect à l’égard des femmes. C’est d’ailleurs cette année-là que la LDH choisit de consacrer son Congrès annuel au droit de vote municipal des femmes. La prestation, impressionnante, de la ligueuse Maria Vérone convainc l’assemblée qui approuve la proposition de suffrage féminin. En ce mois de juillet 1914, les femmes peuvent être confiantes, leur action est enfin reconnue et appuyée par le monde politique, et s’il est une certitude à la veille de l’été, elle ne concerne pas la guerre mais le droit de vote : toutes sont convaincues, avec Séverine [7]et Marguerite Durand [8], que députés et sénateurs leur reconnaîtront leurs droits politiques à la rentrée. Mais le second semestre vient bouleverser ce nouvel ordre des choses. L’embrasement du pays met définitivement fin à la Belle Epoque, inaugure un XXe siècle combatif et guerrier, et enfin casse l’harmonie des sexes pour la remplacer par une hiérarchisation sexuelle forte. A l’instar de Janus, dieu aux deux visages, l’année 1914 révèle ainsi deux facettes antagonistes ; cependant la durée et les conséquences de la Grande Guerre sont plus violentes et profondes. La séparation, voire la lutte des sexes, tend à s’installer durablement dans la France en guerre. L’action de la LDH équilibre dans un premier temps cette division hommes-femmes : si la guerre exalte en effet les valeurs dites viriles et redonne tout son poids à la suprématie masculine, la Ligue n’oublie pas les femmes durant la guerre. Elle est ainsi l’une des rares associations à aborder le cas de ces Françaises envoyées en camp de concentration [9] entre 1914 et 1919. Suite à une série de décrets et de circulaires datant de 1914, et parfois sans réel fondement légal, des femmes de nationalité française sont en effet internées dans des camps, en France, du seul fait de leur lien – possible – avec des nations en guerre. Il s’agit en effet de Françaises dont le père est étranger ou bien de Françaises déchues de leur nationalité suite à leur mariage avec un étranger. La Ligue n’hésite pas à apporter son soutien militant à ces anonymes comme elle le fait pour ces femmes devenues des figures de la guerre, Edith Cavell et Hélène Brion. Aujourd’hui oubliées, elles ont pourtant incarné des images de la Femme en temps de guerre telle que l’imaginaient la société et la LDH. Tout d’abord, Edith Cavell, citoyenne sacrifiée et longtemps célébrée. Infirmière britannique exerçant en Belgique au moment de la guerre, Edith Cavell organise le passage clandestin de nombreux soldats français, anglais et belges vers les Pays-Bas (restés neutres). Arrêtée sur dénonciation en août 1915, elle est rapidement jugée par un Conseil de guerre. Personne ne pense sérieusement que l’Allemagne osera prononcer la peine de mort contre une femme. Le 11 octobre de la même année, Edith Cavell est pourtant la première femme condamnée à mort pour haute trahison, elle est exécutée au petit matin. Sa mort choque, émeut et déchaîne une tempête de protestation en Angleterre. En France, le 28 novembre 1915, la LDH organise à sa mémoire une commémoration nationale au Trocadéro et réunit pour cette occasion un nombre impressionnant d’invités, en présence d’une foule considérable. C’est la seule fois, entre 1914 et 1940, que la Ligue organise un tel événement. Edith Cavell représente alors la femme qui se sacrifie dans une guerre d’hommes et qui, à ce titre, pourrait mériter la pleine citoyenneté, à l’égal de celle de l’homme. Hélène Brion va, elle, à l’encontre de cette image, c’est son opposition à la guerre qui fait sa renommée. Mais, si, durant la guerre, Hélène Brion est de celles qui combattent le pouvoir masculin en combattant la guerre, elle devient héroïne de paix à la fin des hostilités. Cette institutrice militante – Hélène Brion est à la fois syndicaliste, socialiste, ligueuse et féministe, ralliée au pacifisme en 1915, est arrêtée le 17 novembre 1917, soit le lendemain de l’investiture de Georges Clemenceau par la Chambre des Députés, pour « propagande destinée à favoriser l’ennemi et à exercer une influence néfaste sur le moral de l’armée », c’est-à-dire pour défaitisme pour avoir diffusé trois brochures socialistes. En mars 1918, lors de son procès (devant un conseil de guerre et non un tribunal civil, c’est une première en France), la LDH envoie l’un de ses vice-présidents, Ferdinand Hérold, pour marquer auprès de la justice militaire sa volonté d’exercer une sorte de surveillance légale et morale. Une ligueuse est, quant à elle, citée à la barre en tant que témoin de moralité de l’accusée, il s’agit de Séverine. Journaliste de talent, grande figure de la Ligue, pacifiste convaincue et féministe reconnue, Séverine séduit le président du conseil de guerre par son témoignage dans lequel elle compare Hélène Brion à Louise Michel. Indulgent, le président condamne Hélène à trois ans de prison avec sursis et justifie cette bienveillance d’un « Nous ne sommes plus au temps de l’Affaire Dreyfus » [10]. Une déclaration encourageante pour la Ligue qui fête son 20e anniversaire : la perspective d’une « affaire Dreyfus bis » n’est plus imaginable. Mais le combat de la Ligue ne s’arrête pas pour autant, la lutte pour le Droit est un chemin long et ardu, et ce d’autant plus lorsqu’il s’agit du droit des femmes. Il est en effet des droits spécifiques aux femmes que la Loi peine à reconnaître, comme celui de disposer librement de son corps. Cette revendication nous apparaît plutôt récente, liée au climat de la libération sexuelle des années 1970, et peut même choquer dans le contexte corseté de l’entre-deux-guerres ; pourtant les interrogations relatives à la maternité ou à la prostitution agitent considérablement la France des années 1920 et 1930.

Libre maternité, abolition de la prostitution réglementée : des combats de la Ligue

Au sortir de la Première Guerre mondiale, le bilan démographique de la France est désastreux, la population a connu une grave saignée (aux 1 300 000 soldats morts ou disparus, s’ajoute le déficit d’au moins un million de naissances, sans compter les blessés, les malades, les mutilés [11]), le taux de natalité se situe nettement en dessous du taux de mortalité (le taux de natalité est de 13 ‰ tandis que le taux de mortalité s’envole à 19‰ [12]) et il faut près de dix ans au pays pour retrouver sa population d’avant-guerre. Le traumatisme de la guerre permet aux populationnistes et aux natalistes de forcer le trait : selon eux, la France est menacée de dépeuplement et donc, à terme, de disparition. Si, durant la guerre, la force virile de l’homme a été célébrée, c’est dorénavant la fonction maternelle de la Femme qui va être louée. Cette logique, poussée à l’extrême dès les années 1920, enferme les femmes dans le rôle de mère, de famille nombreuse si possible. Les lois ultra répressives de 1920 et 1923 prohibent ainsi la contraception et l’incitation à l’avortement puis correctionnalisent l’avortement pour le rendre plus rapidement et plus systématiquement punissable, inaugurant le nouveau dogme français en matière de maternité : le natalisme. Néo-malthusienne, la LDH ne peut afficher clairement ses opinions avant 1933 [13] sous peine de contrevenir à la loi et doit trouver une parade en adoptant une position ambivalente face à cette nouvelle doctrine d’Etat. La Ligue passe sous silence les lois de 1920 et 1923 [14], encourage l’adoption de mesures incitatives, d’allocations maternelles et crée une commission de la Vie saine composée surtout de femmes et de médecins. La plupart des membres de cette commission se retrouvent avec d’autres ligueurs dans les associations néo-malthusiennes. La LDH ne peut collaborer officiellement avec elles (ses statuts lui interdisant de collaborer de façon prolongée avec toute association) mais, dans les faits, ses membres dirigeants s’impliquent dans ces associations et les soutiennent. Ainsi la première société savante de sexologie, l’AES [15], regroupe pas moins de dix-sept ligueurs à sa tête ; quand la section française de la Ligue mondiale pour la réforme sexuelle, Pro Amore, relance son activité en 1932, c’est tout naturellement que la Ligue lui prête son siège de la rue Jean-Dolent pour abriter ses réunions auxquelles assistent Victor Basch, président de la Ligue, et Justin Sicard de Plauzoles, vice-président ; de la même façon, si Berty Albrecht (elle-même ligueuse) peut créer en 1933 sa revue Le Problème sexuel, c’est grâce à la protection de ligueurs tels que Victor Basch, Justin Sicard de Plauzoles, Henri Guernut et Yvonne Netter. L’aura de la LDH ainsi que sa discrétion lui permettent de ne pas être inquiétée pour ses opinions et ses soutiens néo-malthusiens. Il faut aussi dire qu’elle ne conteste nullement l’idéologie nationale de la femme-mère de famille. L’avortement reste ainsi condamné par la Ligue conformément à la loi, et s’il lui arrive de défendre à de rares occasions des femmes accusées d’avortement, elle n’absout à aucun moment leur conduite, leur libération n’est demandée que pour leur permettre d’élever les enfants nés antérieurement. En outre, sa Commission pour la vie saine ne cesse d’insister sur la qualité des naissances : la limitation des naissances doit être guidée par les droits de l’enfant à naître et à vivre dans des conditions sanitaires, économiques, sociales et intellectuelles favorables. Elle édicte un certain nombre de droits de l’enfant a priori simples mais interprétés de façon telle qu’ils ont tendance à éclipser les droits de la femme vue uniquement comme une future mère. D’ailleurs, dans les journaux de la Ligue, les femmes ne sont présentes qu’à travers la mère et la prostituée, il n’y a pas de place pour la célibataire, la femme sans enfant, la veuve, la divorcée, etc, créant ainsi une vision manichéenne de la femme dans laquelle la bonne mère s’oppose définitivement à la prostituée. Question ancestrale, le problème de la prostitution n’est jamais vraiment résolu et agite considérablement la société française et la Ligue dans les années 30 qui voient partisans et adversaires de la réglementation se livrer une féroce bataille. Dès 1900, la LDH s’intéresse à la question de la prostitution et crée une commission. C’est dans ce cadre que la Ligue soutient le combat des féministes réformistes pour l’abolition de la réglementation de la prostitution. C’est ainsi qu’elle se rapproche de la Fédération abolitionniste puis, à partir de 1926, de l’Union temporaire contre la réglementation de la prostitution créée par Marcelle Legrand-Falco et au sein de laquelle on retrouve encore des membres de la Ligue. Au début des années 1930, la Ligue ouvre régulièrement les colonnes de son journal, les Cahiers des Droits de l’Homme, à Marcelle Legrand-Falco qui y publie le rapport de la réunion annuelle de la Commission de la traite des femmes, créée par la Société des Nations, dont elle fait partie. Avec l’Union temporaire, la LDH partage plusieurs combats. La Ligue ne cesse de lutter contre la réglementation à travers des conférences, des tracts, des articles, des interventions auprès des pouvoirs publics ou encore en déposant projets et propositions de lois. Il s’agit pour elle de supprimer la police des mœurs, cette police qui a pour mission de ficher les prostituées et d’enfermer celles atteintes de maladies vénériennes. La police des mœurs bafoue en effet chaque jour le principe de liberté en procédant assez souvent à des arrestations arbitraires, ainsi que le principe d’égalité en appliquant la « double morale ». Tandis que la prostituée malade est envoyée en prison (sans être soignée), le client malade, lui, reste en liberté. La Ligue demande donc que les prostituées relèvent du droit commun et que celui-ci soit modifié dans un sens plus coercitif : une proposition et un projet de loi sont déposés en ce sens, demandant la création d’un délit de contamination. Ni l’un ni l’autre n’aboutissent, faute de moyens pour appliquer une telle loi. Il faut attendre 1945, lorsque seront supprimées les maisons de tolérance, autre vieille revendication de la Ligue qui juge inacceptable que l’Etat « soutienne » la prostitution. Il est ici intéressant de noter le terrain sur lequel se bat la LDH, elle n’invoque jamais le simple respect des droits de la femme pour aborder le thème de la prostitution. C’est davantage la participation prise par l’Etat dans le système législatif de la prostitution, à savoir la réglementation, que la Ligue combat. L’engouement de la LDH pour l’abolition de toute réglementation de la prostitution est alors révélateur de l’ampleur du débat suscité par la question dans la société entre les années 1920 et 1930 quand ce qui touche au plus personnel de la femme (qu’il s’agisse de prostitution ou de maternité) devient objet de discussion et de décision dans la sphère publique, domaine masculin par excellence, les femmes en étant exclues par la force de la loi et le poids des traditions.

A la conquête d’une émancipation civile et politique

Désormais, leur intimité leur échappe, n’appartient plus au domaine privé où l’on se plaît pourtant à maintenir les femmes. Elles vont alors tenter toujours plus de s’affranchir du domaine privé et d’obtenir la reconnaissance de droits qui les feraient exister dans la sphère publique. C’est dans cette perspective que se place le combat pour le droit au travail et à l’égalité professionnelle. En 1914, les femmes ont le droit de travailler, comme le prouvera leur engagement durant la guerre, mais un droit n’est jamais totalement acquis, elles l’apprennent vite. A l’occasion de la crise financière consécutive au fameux Jeudi Noir de 1929, ressurgissent toutes les réticences masculines face au travail des femmes que l’on accuse de voler la place des chômeurs (un homme sans activité professionnelle est un chômeur, une femme dans la même situation est une femme au foyer) et de délaisser leur foyer et leurs enfants (leur fonction « naturelle »). Une situation déjà violente en France qui est poussée à l’extrême dans l’Allemagne hitlérienne où tout est fait pour décourager les femmes qui continuent de travailler (à tel point que des dirigeantes nazies s’en plaindront auprès d’Adolf Hitler). La Ligue choisit de faire état dans son journal de cette situation à la fois en France et en Allemagne, mais préfère laisser la plume à des personnes extérieures, aussi la Ligue ne se prononce-t-elle jamais sur le droit au travail pour les femmes. Du moins ne le fait-elle pas dans ce cadre, mais lors d’un étrange débat qui agite la LDH tout au long de l’année 1928. Tout commence avec un article de Pauline Rebour publié dans le premier numéro des Cahiers des Droits de l’Homme de l’année 1928. Elle y intervient en faveur du droit du veuf de fonctionnaire à la réversion de la retraite de sa femme, un sujet apparemment mineur et limité mais qui pose des questions (trop) délicates. Admettre que les veufs (même de fonctionnaires uniquement) ont le droit de toucher la pension de retraite de leur femme décédée revient à admettre que le travail des femmes compte au même titre que celui des hommes et donc à reconnaître une égalité professionnelle entre les sexes. Or, la Ligue ne veut pas franchir le pas et rejette avec virulence et démesure tout projet en ce sens. Ce n’est que sous la pression de ses sections et de ses membres anonymes que la Ligue, ses conseils juridiques et son comité central acceptent de nuancer leurs propos l’année suivante. L’intérêt pragmatique de la base militante (fonctionnaire dans sa majorité) a ainsi eu raison, au terme d’un an de luttes, de la misogynie mal camouflée de l’élite ligueuse. Si ténu qu’apparaisse ce combat interne, il n’en est pas pour autant dépourvu de sens. Longtemps le travail des femmes a été dissimulé, aujourd’hui encore on enseigne que les femmes ont réellement travaillé à partir de la Première Guerre mondiale, or elles étaient aussi nombreuses à travailler à la fin du XIXe siècle [16]. Mais, cacher le travail des femmes, c’est aussi voiler leur présence dans la vie publique et ainsi justifier l’exclusion dont elles sont victimes en matière de droits civils et politiques [17]. Cette non-inclusion [18], les féministes de l’entre-deux-guerres ne l’acceptent pas et tentent d’y remédier ; cela passe d’abord par une réforme du Code Civil. Le monument législatif hérité de Napoléon a aussi été influencé par la pensée personnelle du Premier Consul et les femmes en font les frais : selon le Code civil, la femme mariée tombe automatiquement sous la dépendance du mari et devient une mineure juridique. Dans les années 1920, des femmes convainquent ainsi deux Gardes des Sceaux – deux ligueurs – de modifier la capacité civile de la femme mariée. Camille Chautemps, puis René Renoult créent alors des commissions extraparlementaires composées d’hommes et de femmes, ligueuses pour la plupart. Après plus de 10 ans de discussions, fidèlement suivies par la LDH, la loi du 18 février 1938 est finalement votée. Dorénavant la femme « en puissance de mari » n’est plus une incapable, une mineure juridique. Mais le plein exercice de la capacité civile des épouses n’est pas encore total, elles restent soumises à leur mari dans les actes les plus importants. La Ligue déplore avec les féministes cette loi à l’impact limité faute d’avoir entrepris simultanément une profonde réforme du régime matrimonial [19]. Le combat pour l’égalité des droits civils est alors loin d’être achevé, mais du moins est-il entamé. Un autre combat se mène parallèlement [20] pour l’obtention de droits politiques. Il serait bien trop long de rentrer dans les détails de l’histoire de la demande féministe pour le droit de vote entre 1914 et 1940 tant cette histoire est considérable. La Ligue tente d’accompagner cette longue marche, que ce soit en ouvrant les colonnes de son journal aux féministes lors de chaque date-évènement, ou bien en participant et en organisant des réunions suffragistes, ou encore en agissant directement dans les cercles politiques par le biais de lettres, de projets et propositions de lois déposés par ses membres. La question du droit de vote reste ainsi d’actualité tout au long de la période au sein de la Ligue qui, cependant, ne manque pas d’ambiguïté. Tout en défendant haut et fort le principe du droit de vote et d’éligibilité pour les femmes à toutes les élections, la Ligue craint son application et ses conséquences inévitables – à savoir un vote féminin conservateur, guidé par l’Eglise et qui conduirait la République à sa mort -, elle propose donc toute une série d’alternatives, et notamment le droit de vote limité au scrutin municipal.

Une Ligue plus républicaine que féministe

La Ligue révèle ainsi sur la question du vote des femmes toute son ambivalence à l’égard des revendications féministes. D’une part, ce haut lieu du républicanisme établit des liens évidents avec les féministes réformistes dont elle apprécie la modération et le souci légaliste, de plus l’association est l’une des rares à accepter les femmes « au même titre que les hommes » [21] dès sa création et à inscrire les grands thèmes féminins voire féministes dans son programme d’action entre 1914 et 1940. Mais, d’autre part, elle limite continuellement ses positions sur le droit des femmes de sorte que « les problèmes féminins sont, à la Ligue, de ceux qui restent dans le domaine de l’idéologie » [22] ainsi que le déplore Odette René-Bloch, membre du comité central. Evidemment, la LDH n’a jamais été une association à vocation exclusivement féministe, mais en se donnant pour mission de défendre les « droits de l’Homme », elle se devait de défendre aussi ceux des femmes. L’un de ses présidents, Victor Basch, l’a d’ailleurs expliqué en 1924, le nom de « Ligue des Droits de l’Homme » doit s’entendre au sens de « Ligue des Droits de l’Être Humain, de l’homme et de la femme indistincts » [23]. Hélas, il apparaît que l’ « âme de la démocratie française » [24], comme se plaît à la qualifier Henri Sée, ligueur et historien de la LDH, n’ait pas tenu entièrement ses engagements à l’égard des femmes. La Ligue fait alors rarement preuve d’audace en matière de droits des femmes, révélant ainsi son profond attachement à la politique menée sous la IIIe République.

Entre 1914 et 1940, la LDH inscrit en effet son action à l’intérieur d’un régime duquel elle est indissociable. Si la Ligue défend effectivement les droits, c’est à l’intérieur des cadres fixés par la IIIe République que jamais elle ne dépasse. En cela, elle ne tend pas vers une Justice absolue mais vers le respect de la justice telle que la République peut alors la concevoir.

Claire Lescoffit, « Quel féminisme pour la Ligue des Droits de l’Homme entre 1914 et 1940 ? »
Extrait du bulletin Archives du féminisme, n° 9, décembre 2005.

Notes

[1] La Ligue des Droits de l’Homme est créée par Ludovic Trarieux en 1898 à l’occasion de l’affaire Dreyfus, lors du procès de Zola pour diffamation à l’encontre du Ministre de la Guerre, le général Billot, dans son article « J’accuse… ». Retour

[2] C’est l’objet de mon mémoire de maîtrise, Les Féminismes, les femmes et la Ligue des Droits de l’Homme entre 1914 et 1940, réalisé sous la direction de Jean-Louis Loubet et Nicolas Hatzfeld, à l’Université d’Evry-Val d’Essonne, en 2004-2005. Cette recherche est basée sur la lecture des publications de la LDH du 1er janvier 1914 au mois de février 1940. Ces sources sont disponibles depuis 2000 à la BDIC de Nanterre. Mon travail poursuit ainsi celui d’Anne-Martine Fabre sur la Ligue des Droits de l’Homme et les femmes des origines à 1914, mémoire de DEA d’histoire contemporaine sous la direction de Pierre Milza, 1987-1988. Retour

[3] A son apogée en 1932, elle compte près de 180 000 adhérents, tandis que la S.F.I.O. ne dépasse jamais les 140 000 membres. Retour

[4] Lors de son congrès de 1923, le Parti Communiste interdit à ses membres de faire aussi partie de la LDH ou de la franc-maçonnerie, toutes deux encourageant la libre-pensée. Retour

[5] En 1906, le député Paul Dussaussoy dépose une proposition de vote féminin municipal, Ferdinand Buisson en est le rapporteur à la commission pour le suffrage universel. En 1909, il rend son rapport approuvant la proposition Dussaussoy, l’enrichissant même. Il le complète par la suite, en 1913, si bien que son rapport devient un monument législatif qui fait autorité durant toute l’entre-deux-guerres. Retour

[6] Parmi eux, citons Alfred Westphal, trésorier de la Ligue, Marcel Sembat, Ferdinand Buisson, Paul d’Estournelles de Constant, Louis Martin. Retour

[7] Séverine, née Caroline Rémy (1855-1929), est la première femme journaliste à vivre de ses chroniques. Elle a travaillé avec Jules Vallès au Cri du Peuple. Plus tard, elle couvre l’Affaire Dreyfus pour La Fronde, c’est à cette occasion que Séverine rejoint la LDH, où, très appréciée, elle devient présidente d’honneur de la section montmartroise puis membre du comité central à partir de 1920. Retour

[8] Marguerite Durand (1864-1936), f.éministe indépendante, a créé en 1897 La Fronde, seul quotidien entièrement rédigé, composé et imprimé par des femmes. Le journal n’en est pas moins un quotidien de masse qui tire jusqu’à 500 000 exemplaires et traite de tous les sujets sans ligne d’opinion imposée. Retour

[9] Durant la Première Guerre mondiale, la France compte 58 camps de concentration où étaient internés civils et militaires pouvant représenter un danger pour la Nation. Jean-Claude Farcy estime que 60 000 personnes sont passées dans ces camps à un moment ou à un autre de la guerre. Voir Jean-Claude Farcy, Les camps de concentration français de la Première Guerre mondiale (1914-1920), Paris, Anthropos-Economica, 1995, pp. 127 et 129. Retour

[10] Christine Bard, Les filles de Marianne. Histoire des féminismes, 1914-1940, Paris, Fayard, 2003, p. 106. Retour

[11] Chiffres cités par Françoise Thébaud, La femme au temps de la guerre de 1914, Paris, Stock, 1986, pp. 281-282. Retour

[12] Chiffres cités par André Armengaud et Agnès Fine, La population française au XXe siècle, Paris, PUF, Que sais-je ?, 1992. Retour

[13] En 1933 est votée la proposition de loi d’Henri Guernut, député radical-socialiste et secrétaire général de la LDH, amnistiant la propagande anticonceptionnelle. Retour

[14] Lois qu’elle a contribué à faire adopter puisqu’un certain nombre de députés ligueurs ont voté pour, au premier rang desquels Ferdinand Buisson, président de la LDH. La loi du 27 mars 1923 correctionnalisant l’avortement a aussi été approuvée par des ligueurs tels qu’ Aristide Briand, Camille Chautemps, Edouard Daladier, Edouard Herriot et Marc Sangnier. Retour

[15] L’Association d’Etudes Sexologiques est fondée en 1931 par un psychiatre, le Dr Edouard Toulouse, membre du Parti Radical, franc-maçon et proche d’Emile Zola. Retour

[16] La population active féminine est de 6 692 000 en 1891 et de 7 231 000 en 1921 ; Margaret Maruani et Emmanuèle Reynaud, Sociologie de l’emploi, Paris, La Découverte, 2001. Retour

[17] Sylvie Schweitzer, Les Femmes ont toujours travaillé. Une histoire du travail des femmes aux XIXe et XXe siècles, Paris, Odile Jacob, 2002, p.96. Retour

[18] Selon le concept de Geneviève Fraisse, La Controverse des sexes, Paris, PUF, 2001. Retour

[19] Cahier des Droits de l’Homme 1932, pp. 531-541. Retour

[20] Annie Goldmann, Les Combats des femmes, XXe siècle, Firenze, Casterman Giunti, 1996-, p. 53. Retour

[21] D’après les statuts de la Ligue. Retour

[22] Cahiers des Droits de l’Homme 1935, pp. 347-352. Retour

[23] Francis de Pressensé avait déjà émis cette idée en 1914 : « La Ligue des Droits de l’Homme n’est pas une Ligue pour les droits de l’Homme mais pour les droits de l’Humanité. » Retour

[24] Henri Sée, Histoire de la Ligue des Droits de l’Homme, 1898-1926, Paris, LDH, 1927, p. 1. Retour