Metz (A.), Jeanne Schmahl et la loi sur le libre salaire de la femme

 Nous souhaitons rappeler un événement dont le centenaire n’a pas été très commenté : celui de la loi du 13 juillet 1907, par laquelle les femmes mariées obtinrent la libre disposition de leur salaire.

Si cette réforme nous semble aujourd’hui bien timide, elle ouvre pourtant la première brèche dans le patriarcal code civil de 1804 et marque un tournant historique dans la législation en faveur de l’égalité des sexes ; elle ne fut d’ailleurs votée qu’après un long combat de treize ans, mené par Jeanne Schmahl (1846-1915) et par des parlementaires réformateurs.

Jeanne Schmahl est une importante figure du féminisme, dont elle renouvellera l’aile modérée. D’origine anglaise, elle vient en France pour suivre des études de médecine dont les facultés britanniques refusaient l’enseignement aux femmes. Elle interrompt ses études à la suite de son mariage avec un Alsacien, resté Français, Henri Schmahl, mais à la suite de revers de fortune du ménage, elle devient assistante des grands accoucheurs dont elle avait été l’élève, profession qu’elle exerce jusqu’en 1893. Dès 1878, elle milite dans les groupes de Maria Deraismes et du pasteur Tommy Fallot, dont la Ligue pour le relèvement de la moralité publique se consacre surtout à la lutte abolitionniste et antipornographique, mais qui prend parti rapidement pour les droits civils des femmes et fait adhérer son groupe à celui de Léon Richer. En janvier 1893, Jeanne Schmahl fonde l’association l’Avant-Courrière, dont le programme se borne à obtenir « pour le femme, le droit de servir de témoin dans les actes publics et privés, et pour la femme mariée, le droit de toucher le produit de son travail et d’en disposer librement » (article premier du règlement). L’article 7 précise que l’association « ne prendra fin que lorsqu’elle aura obtenu la réalisation de la demande formulée dans l’article premier du présent règlement ».

Cette campagne originale, limitée dans ses ambitions, a aussi pour but de rallier à la cause féministe la moyenne et la haute bourgeoisie modérée et conservatrice ; c’est ainsi que la duchesse d’Uzès et Juliette Adam vont rapidement adhérer à l’Avant-Courrière. Jeanne Schmahl sait aussi s’entourer de collaboratrices compétentes, comme Jane Misme, future fondatrice du journal La Française, secrétaire de l’association, comme Jeanne Chauvin, première doctoresse en droit (et l’une des toutes premières avocates à pouvoir prêter serment après la loi du 1er décembre 1900) ; celle-ci est chargée de rédiger les deux projets de loi, qui sont distribués parmi les juristes et les parlementaires et dans la presse.

Si la loi qui permet aux femmes d’être témoin est votée rapidement, dès 1897, il n’en va pas de même avec le projet sur le salaire de la femme mariée, malgré l’intense activité de propagande déployée par l’Avant-Courrière : Léopold Goirand (1845-1926), député radical de l’arrondissement de Melle (Deux-Sèvres), accepte de défendre le projet en y apportant des concessions, afin de minimiser ce qui pouvait faire craindre une atteinte au régime de la communauté des biens – et la proposition de loi est déposée le 9 juillet 1894 ; celle-ci est adoptée le 27 février 1896 par la Chambre des députés, mais attendra … onze ans le rapport du Sénat, le 20 mars 1907, et connaîtra encore deux délibérations de celui-ci avant l’adoption définitive en juillet. Mais comme le révélera une enquête réalisée en 1930, la loi provoquera la méfiance des banquiers et sera quasiment ignorée des banquiers… et des femmes.

Une fois la loi adoptée, Jeanne Schmahl dissout l’Avant-Courrière, comme le prévoyaient les statuts, et se lance dans de nouvelles actions : adhérente dès 1901 du Suffrage des femmes, dirigé par Hubertine Auclert, elle fonde en février 1909 une nouvelle organisation suffragiste, l’Union française pour le suffrage des femmes (UFSF), qui jouera un rôle important dans le mouvement et qui devient la branche française de l’Alliance internationale pour le suffrage des femmes. Le projet de l’UFSF est de répandre l’idée du vote des femmes dans toute la France, le mouvement étant encore très parisien. Dès 1914, l’association comptera 12 000 adhérents. En 1911, Jeanne Schmahl démissionne, officiellement pour raisons de santé, en fait en raison de différends avec Cécile Brunschvicg, qui devient secrétaire générale de l’Union. Son amie Jane Misme, dont le journal La Française avait été un important soutien, reste aux côtés de Cécile Brunschvicg. Républicaine, libre-penseuse, Jeanne Schmahl fut membre de la Ligue des droits de l’homme. Elle meurt en 1915.

La bibliothèque Marguerite Durand possède un dossier biographique  sur Jeanne Schmahl , quelques lettres dans le fonds général, en particulier à Léopold Lacour, ainsi qu’un important ensemble de lettres (plus de 150) adressées à Jane Misme depuis la création de L’Avant-Courrière en 1893 ; ces lettres autographes (auxquelles on ajoutera une photographie anonyme de J. Schmahl en 1910, dédicacée : « A Mme Jane Misme, souvenir d’années de travail fait ensemble pour la cause de l’émancipation des femmes ») font partie du fonds Jane Misme. 

Il faut saluer l’initiative de l’Assemblée nationale, qui a souhaité marquer le centenaire de la loi de 1907 en publiant en juillet une brochure de soixante pages, préfacée par Bernard Accoyer, président de l’Assemblée nationale. Cette brochure relate les huit étapes de ce combat, depuis le dépôt de la proposition de loi le 9 juillet 1894 par Léopold Goirand (1845-1926) député radical de l’arrondissement de Melle (Deux-Sèvres), jusqu’au vote de la loi, en 1907 ; une brève présentation de chacune de ces étapes précède les textes originaux reproduits : exposés des motifs, rapports, débats, texte définitif de la loi, en 11 articles. La brochure, qui a été distribuée à tous les députés, peut être consultée à la BMD ou commandée à la boutique de l’Assemblée (3,50 €) ; on peut aussi la télécharger sur le site de l’Assemblée nationale (http://www.assemblee-nationale.fr/histoire/Salairefemme1907.asp)

A lire sur cette loi : l’article de Florence Rochefort « À propos de la libre-disposition du salaire de la femme mariée, les ambiguïtés d’une loi (1907) « paru dans le n° 7 (1998), « Femmes, dots et patrimoines » de Clio, histoire femmes et sociétés ; cet article est consultable en ligne sur le site de Clio : http://clio.revues.org/1324

 
Annie Metz, « Jeanne Schmahl et la loi sur le libre salaire de la femme« 
Extrait du Bulletin Archives du féminisme, n° 13, décembre 2007