Conserver la mémoire des luttes féministes s’est imposé très tôt comme une nécessité [1]. Pour combattre l’amnésie qui menace toute entreprise militante minoritaire, quelques femmes, conscientes qu’ »il n’y a pas de féminisme sans la révision de l’histoire » [2], réunissent une documentation destinée à faciliter la transmission aux générations suivantes.
Les bibliothèques féministes
Il existait avant la Grande Guerre une bibliothèque féministe réputée pour sa richesse et son million de fiches et de dossiers, notamment sur les communardes. Elle était l’oeuvre d’Eliska Vincent qui achevait une longue carrière militante, récompensée par un poste de présidente d’honneur de l’UFSF. Cette première archiviste du mouvement féministe, morte en 1914, légua sa bibliothèque au Musée social avec l’espoir que celui-ci saurait organiser un Institut féministe. Malgré les efforts des deux exécutrices testamentaires, Marguerite Durand et Maria Vérone, le Musée social créa une Section d’études féminines en 1916, mais renonça aux archives. Nul ne sait ce que devint ensuite cette bibliothèque, qui fut probablement détruite. Les féministes tiendront compte de cette première leçon.
Une autre bibliothèque féministe existe depuis 1901. Fondée par Marbel avec le concours de l’Union fraternelle des femmes, elle est installée chez elle, dans une petite maison basse, entourée de jardinets, dans le XIIIe arrondissement. Lorsqu’elle commence à réunir une documentation sur le féminisme, en 1921, Marie-Louise Bouglé est persuadée qu’aucune bibliothèque identique n’existe. La bibliothèque de Mme Vincent a disparu ; quant à celle de Marbel, c’était une « bibliothèque fantôme » [3].
Curieusement, elle ne rend pas visite à Marguerite Durand. Concurrence sourde et inavouable ? Il y a en effet deux dépôts « légaux » officieux du mouvement, celui de Marie-Louise Bouglé et celui de Marguerite Durand. Les militantes, prévoyantes, choisissent en fonction de leurs préférences politiques. Marie-Louise Bouglé a la confiance des militantes radicales, comme Arria Ly : « Femme, travailleuse, je faisais partie en 1921 de plusieurs groupements féministes et pacifistes. La pensée que tous les efforts faits par ceux-ci, que toutes les idées émises lors des congrès n’étaient pas centralisés et risquaient dès lors d’être perdus pour l’avenir me désolait. Je résolus d’amasser tout ce qui concernait notamment l’activité féminine dans le temps présent. De là à rechercher ce qui la concernait dans le passé, il n’y avait qu’un pas. Et lorsque l’on est pris d’une passion, c’est terrible. Le capital que j’avais y passa et l’essentiel de mon pain quotidien ! » [4] Et le capital de Marie-Louise Bouglé est bien maigre. Onzième enfant d’un briquetier de Vitré, orpheline à seize ans, elle a trouvé une place à Paris comme vendeuse, puis est devenue sténo-dactylo grâce aux cours du soir. Après une conférence de Cécile Brunschvicg, elle donne son adhésion à l’UFSF. Ouverte en 1926, dans une petite chambre de la rue des Messageries, sa bibliothèque compte alors plus de dix mille volumes sur les femmes et le féminisme à travers les siècles et des centaines de dossiers thématiques de coupures de presse. Marie-Louise Bouglé l’ouvre au public le soir, en rentrant du travail. En 1932, elle déménage au 13, rue du Moulin-de-la-Pointe, dans le XIIIe arrondissement, sa nouvelle demeure depuis son mariage, un an plus tôt, avec André Mariani, qui partage ses convictions féministes et sa passion de la bibliophilie. « J’ai deux passions au monde : les livres, parce qu’ils embellissent la vie et rendent meilleurs ; le féminisme, parce qu’il est une religion en marche et qu’un jour il rendra à ses soeurs opprimées la place qu’elles méritent en ce monde » [5], dit-elle à un journaliste. L’archiviste féministe meurt prématurément à l’âge de cinquante-trois ans, épuisée par une tâche exigeant de trop lourds sacrifices, écrira son amie Henriette Sauret.
Après sa disparition, en 1936 – la même année que Marguerite Durand -, une association des amis de la Bibliothèque Marie-Louise Bouglé se constitue, présidée par André Mariani. La présidence d’honneur revient à Cécile Brunschvicg, le secrétariat général à Henriette Sauret, avec l’appui des militantes féministes, toutes tendances confondues. L’association doit trouver un lieu d’accueil. Après bien des péripéties, c’est à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris que le fonds sera confié après la guerre.
En 1924, Mme Chulliat installe sa bibliothèque féminine et féministe dans les locaux de la librairie Ducrocq, 55 rue de Seine. Elle réunit trois mille volumes écrits par des femmes ou/et sur les femmes. Mme Chulliat, contrairement à Marie-Louise Bouglé, est portée par son milieu à s’investir dans ce genre d’entreprise : soeur de la directrice de La Française, Jane Misme, elle est l’épouse du directeur de la librairie qui accueille la bibliothèque et la fille d’une bibliothécaire à l’Institut d’art et d’archéologie. Chaque dimanche, elle réunit les habituées pour un thé, parfois pour des conférences, ou des sorties à la campagne. Une exposition vente annuelle de livres et d’artisanat féminin sert à financer de nouveaux achats, mais la bibliothèque est paralysée par le manque d’argent et disparaît discrètement en 1936.
De toutes ces bibliothèques, celle de Marguerite Durand eut le sort le plus heureux. La directrice de La Fronde, qui a commencé à réunir une documentation considérable dès 1897, donne sa bibliothèque à la Ville de Paris, qui l’accepte par un vote, le 31 décembre 1931, considérant que « cette bibliothèque offre un intérêt primordial par le caractère souvent unique des pièces qu’elle comporte pour l’étude et le développement du mouvement féministe » [6]. La Ville accepte les conditions posées par Marguerite Durand : la bibliothèque porte son nom et elle en sera la bibliothécaire bénévole à vie ; elle obtient la garantie de subventions pour faire vivre la bibliothèque et la développer selon les principes qu’elle fixe. En 1932, les féministes accueillent avec joie l’annonce de son installation dans le cadre prestigieux de la mairie du Ve arrondissement, face au Panthéon. Marguerite Durand a obtenu cette faveur, a priori surprenante, grâce à son ami Edouard Renard, préfet de la Seine. L’OEil de Paris insinue que la féministe se débarrasse à bon prix (24 000 F de subventions annuelles) d’une documentation encombrante et d’un intérêt douteux et qu’elle s’offre, par même occasion, « un studio dans un des plus jolis coins de Paris » [7]. Dans une pièce tout en longueur, elle crée avec l’aide d’Harlor un lieu de travail chaud et intime. Les lecteurs et les lectrices trouvent en rentrant le premier numéro de La Fronde, fixé au mur, à côté des photographies des collaboratrices du journal – Clémence Royer, Séverine, Daniel Lesueur, Marie-Léopold Lacour, Marcelle Tinayre, Maria Vérone, Adrienne Avril de Sainte-Croix – et de quelques » grands féministes » – Léon Richer, René Viviani, Aristide Briand et Ferdinand Buisson [8]. Marguerite Durand y expose ses reliques : son beau portrait par Jules Cayron, une gravure représentant Alexandrine Barreau, soldate de l’An II, des bustes de Louise Michel et de Nelly-Roussel, des photographies d’Hubertine Auclert, l’éventail de Maria Deraismes, l’affiche de La Fronde, des photographies aux murs et des objets insolites (une vasque de Séverine, une mèche de cheveux de la duchesse de Lamballe, le masque mortuaire de Clémence Royer). C’est un véritable lieu de mémoire féministe – et ils sont rares – qui a disparu avec le déménagement de la bibliothèque, en 1989, dans la moderne médiathèque Jean-Pierre Melville, dans le XIIIe arrondissement.
Le fonds est exceptionnel : dix mille volumes, plusieurs milliers de brochures, des dossiers thématiques et biographiques, des autographes (la dernière missive de Charlotte Corday est une des curiosités), un fonds iconographique très riche. Marguerite Durand vient y travailler en vaillante septuagénaire presque tous les jours et c’est entre deux rayonnages qu’elle meurt le 17 mars 1936. Harlor assure la succession. Proche de Marguerite Durand qui l’avait découverte à l’époque de La Fronde, romancière célébrée pour ses beaux élans sentimentaux, son sens de la grandeur morale et de « l’héroïsme intérieur », elle est aussi une féministe, condition nécessaire au bon fonctionnement de la bibliothèque et de ses archives, car il faut connaître les militantes et les solliciter [9].
D’autres féministes réunissent des archives qui reflètent leur personnalité et leurs activités associatives. Hélène Brion pour son Encyclopédie féministe a rassemblé une gigantesque documentation selon une méthode très personnelle qui rebute tout chercheur venu chercher un renseignement précis. « L’oeuvre, je le sais, n’est pas à la hauteur de son titre » [10], avoue-t-elle. L’encyclopédie collectionne des coupures provenant des journaux les plus divers, français et étrangers, mais plus souvent féministes ou révolutionnaires. Ce travail titanesque qu’Hélène Brion a commencé dès 1902 et poursuivi jusqu’à sa mort, en 1962, représente 166 volumes conservés à l’Institut français d’histoire sociale. Malgré ses défauts, le manuscrit de l’Encyclopédie a été lu et apprécié par les proches d’Hélène Brion et même par quelques détenues de Saint-Lazare. Des correspondantes lui envoient des documents (souvent des cartes postales) qui rejoignent les coupures de journaux. L’institutrice recopie patiemment de nombreux articles, qu’on lui a prêtés, et s’applique à dessiner les cartes à la main.
Hélène Brion laisse libre cours à son insatiable curiosité pour les boxeuses, les soldates, les espionnes, les révolutionnaires, les artistes, les femmes de lettres, les aventurières, les sportives, à son intérêt pour les faits divers qui iront étayer son analyse dans La Voie féministe, puis dans La Lutte Féministe.
L’ensemble est d’une lecture savoureuse, ponctuée de petites notes pleines d’humour. En épigraphe de la notice de « Gabrielle » [Duchêne] et du Comité des femmes de la rue Fondary, elle note qu’ »il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer ». On passe de l’histoire de Marie-la-Pipe, habitante de La Madeleine, près de Lille, qui s’habillait en homme et travaillait comme maçon, jardinier, plâtrier et même vidangeur, à celle d’une petite fille de dix ans, abattue par les Allemands en 1918 à Marchienne-au-Pont parce qu’elle avait tendu à boire à un prisonnier français. On découvre des « victoires » du féminisme, comme la première nomination d’une femme comme chef de cabinet en Angleterre, celle de Miss Stevenson, hélas, au département de la Guerre, en 1916… On plonge en pleine délation : Mlle Adeline Gauthier, dite Fonsette, incarcérée à Saint-Lazare en 1917 pour délit d’opinion, accusée d’avoir tenu des propos antimilitaristes devant deux dames de la Croix-Rouge en gare de Rambouillet.
Jeanne Bouvier, issue d’un milieu populaire, autodidacte formée par le syndicalisme, collectionne elle aussi les notices d’un Dictionnaire des femmes célèbres comportant deux cent soixante-dix mille noms, qui découragera lui aussi les éditeurs. C’est à la Bibliothèque nationale qu’elle éprouvera les joies les plus intenses de sa vie.
Ces archives permettent déjà les premières recherches historiques sur les femmes. Grâce à l’oeuvre de Léon Abensour, professeur agrégé d’histoire et militant de l’UFSF, le mouvement féministe ne tombe pas totalement dans l’oubli : il est l’un des auteurs les plus cités et une source pour Simone de Beauvoir lorsqu’elle écrit Le Deuxième Sexe. L’ouvrage de la militante Suzanne Grinberg, Histoire du mouvement suffragiste depuis 1848, publié en 1926 est, lui aussi, beaucoup lu. Marguerite Thibert, en historienne engagée, soutient une thèse sur Le Féminisme et le socialisme français de 1830 à 1850, publiée en 1926. Le pacifiste Jules Puech consacre une biographie à Flora Tristan, qu’il présente dans des conférences organisées par les groupes féministes. Jeanne Bouvier découvre l’histoire du travail des femmes – La Lingerie et les lingères (1928), Histoire des dames employées dans les Postes, Télégraphes et Téléphones de 1714 à 1929 (1930), Les Femmes pendant la Révolution, leur action politique, sociale, économique, militaire, leur courage devant l’échafaud (1932) – avant de publier ses Mémoires en 1936 avec nettement moins de succès.
Les difficultés de la transmission
Les commémorations font partie des rites féministes. Dépôt de plaque sur une maison, baptême d’une rue ou d’une école, inauguration d’une statue, d’un monument funéraire mobilisent les militantes. En 1930, Clémence Royer est honorée avec faste pour le centenaire de sa naissance. Son biographe, membre du Droit humain, Albert Milice, préserve ses archives et donne des conférences sur ce « génie » du XIXe siècle [11]. Une petite rue à Paris, près de la bourse du commerce, porte le nom de la traductrice de L’Origine des Espèces. Un square parisien reçoit celui de Maria Deraismes : il est choisi en 1919 comme lieu de manifestation suffragiste (voir l’article de Christel Sniter).
La mémoire de Séverine est entretenue avec un soin exceptionnel. Son enterrement, en 1929, suscite des hommages unanimes et attire à Pierrefonds une foule immense. Devant le cercueil voilé de blanc et fleuri de lilas, les discours se succèdent. Marguerite Durand rend hommage à cet « être prédestiné guidé par la bonté » ; Joseph Caillaux, Victor Basch et Fernand Corcos disent adieu à celle « qui fut l’animatrice des droits de la femme, qui fut, parmi les féministes, la plus vertueuse, la plus intelligible, la plus humaine, la plus féministe » [12]. Seul Clément Vautel continue à ironiser sur « la plus rouge de nos bas-bleus » [13]. Le 25 juin, une séance solennelle » en mémoire de Séverine » présidée par Bernard Lecache, rassemble Edouard Herriot, Paul Langevin, Marguerite Durand, Marcelle Capy, Vincent de Moro-Giafferi, Georges Pioch… Le 7 octobre, une rue de Crosnes, dans la banlieue parisienne, lui est dédiée. Le 23 novembre, Fernand Corcos fonde avec L’OEuvre un « Prix Séverine » destiné à couronner « le meilleur ouvrage écrit par une femme et de nature à servir l’idée de la paix internationale ». L’année suivante, le 11 janvier, la Sorbonne accueille une réunion du souvenir présidée par Jean Piot, rédacteur en chef de L’OEuvre. Le 23, son tombeau « en granit rose, très simple et très noble de lignes », conçu et dessiné par elle, est inauguré officiellement. On peut y lire : « J’ai toujours travaillé pour la paix, la justice et la fraternité ». Le 22 juin est inaugurée à Pierrefonds une plaque sur la façade de la Villa des Trois-marches, s’ouvrant sur une « rue Séverine » portant l’inscription : « Dans cette maison a habité et est morte Séverine, grande journaliste, grand orateur et femme au grand coeur ». Rachetée par Marguerite Durand, la maison de Séverine devient pour quelques années une maison de repos pour femmes journalistes. Son gendre, Bernard Lecache, publie sa biographie chez Gallimard en 1931. Albert Cazes rend hommage à » Notre-Dame de la Bonté » dans La Grande Revue. En 1932, la mort du chien de Séverine, Sin, suscite un article (l’amour des animaux étant un trait commun avec Marguerite Durand, fondatrice du cimetière pour animaux d’Asnières). En 1934, un square Séverine est inauguré près de la porte de Bagnolet. Cette même année, une vente aux enchères disperse les souvenirs et la correspondance de Séverine et de Jules Vallès. Une Société des amis de Séverine est fondée pour « maintenir le souvenir de Séverine en France et dans le monde et célébrer son oeuvre et sa vie ».
Hommages et postérité exceptionnels, car la mémoire de Séverine sert plusieurs intérêts militants. Seules Marie-Louise Bouglé, Marguerite Durand et Maria Vérone susciteront après leur mort la création de « sociétés des amis ». La publication d’ouvrages posthumes de militantes, indicateur tangible d’une volonté de transmission, est rarissime : seules Hubertine Auclert (Les Femmes au gouvernail, 1923) et Nelly-Roussel (Trois Conférences, 1930, et Derniers Combats, 1932) bénéficient de ce privilège.
Les difficultés de la transmission sont surtout débattues par les « anciennes » qui s’étonnent du travail si rapide de l’oubli. Lors de la pose d’une plaque sur la demeure d’Hubertine Auclert, en 1924, Marguerite Durand constate que les jeunes militantes ignorent tout de la grande devancière, peut-être parce qu’ »un travers commun nous porte à penser qu’une question ne s’est posée que le jour où nous avons commencé à nous y intéresser ».
« Nous ne devons pas chercher à imposer aux nouvelles recrues, avides de mouvement, d’action, des études sans fin qui les rebuteraient certainement. Mais c’est à nous, les anciennes, à nous, dont les rangs s’éclaircissent chaque jour, de profiter de toutes les occasions de rappeler ce que firent pour la cause celles qui nous précédèrent, d’évoquer des mémoires, qui doivent pour les féministes, être toujours vénérées, de citer des exemples qui, toujours, devraient être suivis » [14].
L’engagement féministe apparaît lié à l’expérience féminine de la maturité et à une disponibilité bien souvent interdite aux jeunes femmes. Mais il est vrai aussi que dans les congrès où s’étalent les compétences juridiques, oratoires, diplomatiques des unes et des autres, il n’y a pas de place pour une parole néophyte plus libre, plus spontanée. Le mode de fonctionnement, choisi par goût et par souci d’efficacité par les grandes associations nationales et internationales, exclut les jeunes et les femmes dépourvues d’instruction.
Et puis le mouvement ne provoque plus de « conversions » comme au début du siècle, du temps de La Fronde et des premiers grands congrès. Manquant de souffle et de responsables suffisamment charismatiques, il ne peut transmettre la foi. Enfin, le changement de mentalités provoqué par les féministes joue contre leurs propres intérêts. La nouvelle génération jouit de nouveaux « acquis » et estime à présent possible la « camaraderie » entre les sexes. Ce sont les femmes nées au début du siècle qui font défaut, celles de la génération de Simone de Beauvoir.
« Souvent, l’on nous a reproché à nous, jeunes filles ou jeunes femmes exerçant une profession, de ne pas nous être jointes au mouvement féministe comme tel ; mais nous appliquions dans la pratique le féminisme que, parfois, nous semblions répudier, et dont, consciemment ou inconsciemment, nous étions la justification et le vivant exemple. Nous profitions des victoires de nos aînées exactement comme, maintenant, nous employons l’électricité sans devoir la découvrir, ni même en apprendre les lois naturelles » [15].
La jeune femme qui écrit ces lignes prendra conscience de la fragilité de ces acquis plus tardivement, dans la Résistance à Londres, où elle publie cet article qui dénonce un projet de Vichy visant à supprimer l’enseignement du latin et des mathématiques dans les lycées de jeunes filles. La vie de Simone de Beauvoir avant Le Deuxième Sexe révèle également le désintérêt de la jeune génération de diplômées pour les revendications féministes. Née en 1908, elle se situe d’emblée dans la neutralité de l’universel, dont elle ne tardera pas à découvrir les pièges.
Cette « neutralité » pourrait symboliser le paradoxe des années trente. Pendant un siècle, des féministes ont lutté pour que l’individu soit « une fin en soi ». Ce droit semble désormais gagné pour qui veut bien le prendre, car les valeurs familiales traditionnelles ont un succès croissant à la veille de la Seconde Guerre mondiale.
Christine Bard, « Les gardiennes de la mémoire ».
Extrait du Bulletin Archives du féminisme, n° 5, juin 2003.
Notes
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[1] Cet article reprend quelques pages de ma thèse, publiée sous le titre Les Filles de Marianne, Paris, Fayard, 1995.
[2] Cleyre Yvelin (Etude sur le Féminisme dans l’Antiquité, 1908), citée par Laurence Klejman et Florence Rochefort, « Féminisme, Histoire, Mémoire », Pénélope, n° 12, 1984, p. 133.
[3] Le Droit des femmes, 11 mars 1938, p. 38.
[4] Suzanne Dudit, « Le féminisme sur les rayons », Minerva, 1932.
[5] René Barotte, « Dans un quartier retiré de Paris, Marie Bouglé a créé un centre important de documentation féministe », origine de la coupure non précisée, s.d.
[6] Bulletin municipal officiel, 17 janvier 1932.
[7] « Une bonne idée », 23 janvier 1932.
[8] « La Bibliothèque Marguerite Durand », L’Essor féminin, 29 mars 1935.
[9] La bibliothèque, qui ferme ses portes en 1940, subit quelques pertes pendant l’occupation : certains de ses fonds (sur le communisme et la franc-maçonnerie notamment) sont détruits. Harlor est toujours là à la Libération mais la bibliothèque entre alors, comme le mouvement féministe, dans une longue léthargie dont elle ne sort qu’avec la nomination, en 1964, de Mme Léautey puis de Simone Blanc (le poste de conservatrice n’est créé qu’en 1983) et, enfin, d’Annie Metz.
[10] Note manuscrite sur la première page du tome I.
[11] Albert Milice, Clémence Royer et sa doctrine de la vie, Paris, Peyronnet, 1926.
[12] Fernand Corcos, discours reproduit dans les Cahiers des droits de l’homme, 30 avril 1929.
[13] « L’envers de Séverine », Cyrano, 29 juin 1930.
[14] Texte manuscrit de Marguerite Durand, cité par Laurence Klejman et Florence Rochefort, « Féminisme, Histoire, mémoire », art. cit., p. 137.
[15] Danièle Werlin, » La transformation actuelle de l’instruction féminine en France « , Le Mouvement féministe, 8 mars 1941.