Médecin et militante féministe
Née le 1er janvier 1929 à Conakry (Guinée), en Afrique Occidentale Française, Lucette Vidaud y grandit jusqu’à ses dix ans. Son père occupe le poste d’administrateur de colonie. Ses parents sont engagés au Parti communiste. Elle évolue donc dans un milieu progressiste et militant. En métropole, elle suit des études de médecine et se spécialise en dermatologie-vénérologie.
Figure 1 : Élections législatives des 12 et 19 mars 1978, avec les socialistes… pour la victoire de la gauche Lucette Sirkis Bernard Biassette suppléant, 12 et 19 mars 1978. Affiche couleur, 60 x 79,7 cm. Centre des archives du féminisme, fonds Luce Sirkis 8 AF. © Droits réservés
23 ans, en 1952, elle adhère au Parti communiste. C’est le début d’un parcours où la lutte politique et l’engagement féministe sont indissociablement liés.
Déçue par l’attitude du PC notamment sur la contraception, elle le quitte dès 1956, continue son action dans la vie civile avant de rejoindre finalement le Parti socialiste à la fin des années 1970. Entre 1978 et 1981, elle représente le Parti socialiste aux élections législatives dans la 5e circonscription de Courbevoie.
Son fonds d’archives témoigne de cet engagement à travers de multiples pièces : tracts, discours, banderoles, revues, affiches conçues pour la campagne des législatives de mars 1978 à laquelle Luce Sirkis est candidate.
À la fin des années 1980, au sein du Parti socialiste, Luce Sirkis s’implique dans les différents courants féministes, le Courant III et le Courant G. Le Courant G (1979-1983, ancêtre du Courant III constitué en 1978) vise à conduire des luttes féministes au sein du Parti à travers une organisation autonome de femmes en montrant le caractère conflictuel des intérêts socialistes et féministes[1]. Ses archives nous permettent de comprendre le fonctionnement du Courant G et du Courant III et témoigne des actions relatives à ces courants telles que la lutte pour la parité ou des réflexions sur la prostitution. Les féministes du Courant G dénoncent les pratiques sexistes exercées au sein du parti à travers un bulletin volontiers ironique[2], Mignonnes, allons voir sous la rose édité entre 1979 et 1983, que l’on peut trouver dans les archives de Luce Sirkis. Il est riche en dessins humoristiques, caricatures et textes satiriques.
Luce Sirkis, œuvrant pour la cause féministe en politique s’oriente dans un second temps vers le milieu associatif. Au début des années 1980, dans la continuité de l’effervescence féministe des années 1970, de nombreux groupes continuent à se constituer et à se mobiliser dans le mouvement des femmes. Chemin faisant, elle cherche alors un groupe où elle peut « s’épanouir en tant que femme, féministe ayant vécu en Afrique et médecin »[3]. C’est donc cette volonté d’allier la cause féministe et médicale à ses attaches africaines qui la conduit à adhérer à la CAMS (Commission pour l’Abolition des Mutilations Sexuelles). Deux ans plus tard elle décide de fonder sa propre association, le GAMS (Groupe Femmes pour l’abolition des mutilations sexuelles féminine, des mariages forcés et autres pratiques traditionnelles néfastes à la santé des femmes et des enfants), avec son amie pédiatre Marie-Hélène Franjou et Cumba Touré pour empêcher les mutilations sexuelles en France. Elle raconte la genèse du projet en invoquant l’idée de responsabilité : « on se sentait responsable en tant que féministes et médecins françaises de ce qu’il se passait en France ». Luce Sirkis n’a pas choisi ce combat par hasard, son statut de médecin dermatologue-vénérologue (spécialiste des maladies sexuellement transmissibles) lui donne une sensibilité particulière à ces questions et la conduit à agir pour cette cause. Le GAMS devient le premier groupe militant pour l’abolition de cette pratique. En effet, dès 1984 le mouvement s’internationalise, des délégués sont présents dans différents pays d’Afrique. Dans le fonds, se trouvent des photographies prises lors des voyages du GAMS en Afrique. L’une d’elle prise à l’occasion du voyage de la fédération du GAMS en Guinée en 1995, montre l’équipe du comité de Pita dans la province de Labé tenant une banderole pour l’abolition des mutilations sexuelles et rend compte de la dimension internationale de l’association.
Le GAMS participe aux côtés de la CAMS à des campagnes de prévention et de sensibilisation aux mutilations sexuelles. Par exemple, cette affiche a été réalisée à l’occasion d’une de ces campagnes au milieu des années 1990 par la Délégation régionale aux droits des femmes de la Préfecture d’Île-de-France à laquelle le GAMS et la CAMS ont participé.
En 2003, certaines militantes éprouvent le besoin d’associer des médecins hommes à ce combat et l’association devient mixte, le terme « femme » est retiré du nom. Luce Sirkis désapprouve cette décision qui la conduit à démissionner de son poste de présidente d’honneur qu’elle occupait depuis 1996 et redevient une simple militante.
Dans la même logique d’allier la cause féministe à la cause médicale, elle s’engage en 1986 dans l’association de médecine humanitaire l’APPEL où elle œuvre en tant que médecin pour venir en aide aux enfants du monde et à leur mère. Les archives que Luce Sirkis a données concernant cette association demeurent lacunaires. Certains documents, notamment des photographies des enfants qu’elle a parrainés dans le cadre de cette association, pourraient faire l’objet d’un futur dépôt.
Luce Sirkis a fait de la lutte contre l’excision un combat de toute une vie. Son fonds d’archives en témoigne, la documentation sur le GAMS y est la plus représentée en terme volumétrique.
Le fonds donne à voir la multiplicité des ses engagements de Luce Sirkis et à travers ceux-ci ses centres d’intérêts.
Active non seulement au sein du GAMS, elle rejoint également dès sa fondation en 1981 à la Maison des Femmes qui lutte pour les droits des femmes. Entre 1990 et 1995, elle y assure les fonctions de présidente.
Au cours de son activité militante, Luce Sirkis a accumulé une masse considérable de documentation qui devient envahissante et vient le moment où elle décide de s’en séparer.
Le moment du don
En février 2007, Luce Sirkis apprend par des amies proches qu’un centre d’archives spécialisées sur les fonds féministes est établi à Angers. Elle entreprend une première prise de contact avec l’association Archives du féminisme afin de l’informer de son souhait de donner ses archives composées de « documents intéressants (textes, photos, audiocassettes) » qui lui « coûte de détruire »[4]. Ici, elle invoque une double raison qui la pousse à donner : l’intérêt des documents qu’elle a compilés et la valeur sentimentale qu’elle leur octroie. En principe, les productrices d’archives entreprennent une démarche, une réflexion autour du don de leurs archives uniquement lorsqu’elles ont pris conscience de la valeur de ces dernières et les considèrent comme dignes d’intérêt. C’est ce que Luce Sirkis évoque dans sa lettre comme « raison » pour donner. Dans la seconde partie de sa phrase, elle évoque les rapports affectifs et personnels qu’elle entretient avec ses archives et le dilemme auquel elle est confrontée. Le manque de place la contraint à se séparer de ses documents or, parmi eux se trouvent des pièces ayant une valeur affective, il s’agit de « certains écrits et certaines photographies ».
En effet, les archives personnelles et a fortiori les photographies ont une forte valeur émotionnelle. Par l’image, elles redonnent vie au souvenir. À la question sur ce qui est douloureux ou libérateur de donner ses archives, Luce Sirkis répond sans une once d’hésitation que pour elle c’est la seconde option. Cependant, il lui arrive parfois de ressentir de la nostalgie lorsqu’elle cherche une vieille photographie dans ses tiroirs et qu’elle ne s’y trouve plus.
Comme le souligne Bénédicte Grailles, l’acte de don n’est jamais anodin et confier ses archives à une institution est une démarche qu’elle qualifie de très délicate et personnelle[5].
La démarche de contacter une institution habilitée démontre l’attachement profond de la productrice à ses archives. La démarche de don s’inscrit ici dans une démarche éminemment militante, la productrice souhaite continuer à faire vivre son militantisme, à l’inscrire dans une perspective de longue durée, dans la continuité en transmettant sur ses engagements. Luce Sirkis raconte qu’elle a entrepris cette démarche dans l’idée que cela « serve aux futures générations féministes[6] ».
La productrice souhaite à la fois enlever une possible charge à ses enfants mais également pour donner une seconde vie à ses archives.
Luce Sirkis voue une véritable passion à tout ce qui entoure le féminisme, et comme pour tous sujets qui la passionnent, elle collectionne. Désormais, elle veut transmettre et partager ses collections.
« J’ai l’esprit collection »
Ce penchant est tangible dans l’attention qu’elle porte à ses archives et dans leur composition. En effet, le fonds s’apparente à une collection. Dans chaque dossier se trouvent des coupures de presse ou encore des collections de magazines. Elle est abonnée à de nombreux revues et quotidiens dans lesquels elle découpe des caricatures féministes, des articles qui lui paraissent intéressant et prend soin aujourd’hui encore de les compiler dans des dossiers. Ainsi, elle opère une veille quasi quotidienne sur les questions féministes. Sur le même principe, dans son bureau, à son domicile, elle consacre un mur entier au féminisme. Il se compose de multiples badges, affiches, autocollants, photographies et coupures de presses.
Certaines pièces exposées sur son mur datent du début du mouvement jusqu’à aujourd’hui. Elle est très fière de ce « mur féministe », autant de souvenirs compilés qui traversent les époques et de combats parfois qu’elle a menés.
Plus tard, les objets et imprimés qui composent ce mur rejoindront le reste de ses archives au Centre des archives du féminisme d’Angers.
Face à ce mur imposant, se trouve une grande bibliothèque vitrée pleine de romans et d’œuvres de femmes. Elle insiste sur la spécificité de cette collection qui comporte des ouvrages de d’histoire, de littérature uniquement écrits par des femmes.
Luce Sirkis parle avec enthousiasme de cette collection « c’est formidable tout ce qu’il y a ! ». Son souhait est de la faire partager pour que « cela serve au tout venant ». En effet, elle affirme « il est temps de prendre mes dispositions ». Elle envisage donc dans un premier temps de se renseigner auprès des femmes de sa famille pour voir ce qui pourrait éventuellement les intéresser dans cette collection, puis donner le reste à la Maison des femmes de Paris ou au Centre des archives du féminisme mais à une condition : que tout cela reste ensemble. Lorsque Luce Sirkis militait à la Maison des femmes de Paris, elle a pendant une période assuré deux fois par semaine les permanences de la bibliothèque. Cette expérience de gestion documentaire et sa passion pour le féminisme l’ont conduite à produire cette collection.
Dans sa chambre à coucher, une imposante armoire vitrée abrite des pièces en nacre. Luce Sirkis attache une grande valeur sentimentale à ces collections qu’elle a réalisées au fil des années et des rencontres, et souhaite faire partager ce qui constitue une part d’elle.
Le caractère militant du fonds configure la manière spécifique du processus de don[7]. Par exemple, cela passe par des demandes concernant la préservation de l’intégrité de ses collections.
Luce Sirkis souhaite partager avec le plus grand nombre sa documentation et que cela serve est son souhait le plus cher Pour les archives concernant le GAMS, elle aimerait que les femmes africaines les consultent.
[1] BERENI Laure, « Lutter dans ou en dehors du parti ? L’évolution des stratégies des féministes du Parti socialiste (1971-1997) », Politix, 2006/1 (n° 73), p. 187-209. DOI : 10.3917/pox.073.0187. URL : https://www.cairn.info/revue-politix-2006-1-page-187.htm
[2] PAVARD Bibia, « Outsiders dans le parti ? Mignonnes allons voir sous la rose… : le journal des féministes du PS (1979-1982) », Parlement[s], Revue d’histoire politique, 2013/1 (n° 19), p. 119-123. URL : https://www.cairn.info/revue-parlements1-2013-1-page-119.htm
[3] Entretien de Luce Sirkis par Sébastien Juteau et France Chabod à la bibliothèque universitaire d’Angers (site de Belle-Beille), le 17 octobre 2008.
[4] Lettre d’intention de don de Luce Sirkis du 22 février 2007 adressée à Christine Bard pour l’association Archives du féminisme.
[5] GRAILLES Bénédicte, « Les raisons du don. L’exemple du Centre des archives du féminisme (2001-2010) », dans BARD Christine (dir.), Les féministes de la deuxième vague, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. Archives du féminisme, p.48
[6] Propos extraits de l’entretien de Claire Judais avec Luce Sirkis le 29 avril 2018.
[7] Intervention de Bénédicte Grailles, « Don d’archives, don de soi : le cas des archives militantes », séminaire ALMA, Université d’Angers, 18 janvier 2013.