Kandel (L.), Une édition féministe est-elle possible ? (2001)

Françoise Pasquier, qui vient de disparaître prématurément (Le Monde du 5 janvier 2001), était une figure marquante (bien que discrète) du mouvement féministe. Elle avait compris très vite qu’un mouvement politique qui ne peut pas faire connaître ses initiatives, ses analyses, ou son histoire, est condamné soit à la stérilité soit, à terme, à la disparition : elle engagea toute sa compétence, son talent, et une force de conviction peu commune dans la publication des textes issus du mouvement et des groupes de recherche féministes. Dès 1976, elle coordonnait la section « femmes » de l’imposant « Catalogue des ressources » (éd. Parallèles), ainsi que « Face à femmes », premier numéro de la revue Alternatives. En 1977 elle fondait sa propre maison d’éditions, les éditions Tierce puis Deuxtemps Tierce, qui allaient devenir le lieu privilégié de diffusion des écrits féministes.

Elle y hébergea, d’abord, les revues les plus importantes du moment – La Revue d’En face, Questions Féministes, Les Cahiers du Grif, Parole ! – et les ouvrages issus des premiers colloques féministes, espaces inestimables de réflexions, d’échanges – et de contradictions -, où était abordé l’essentiel des thèmes de débats de l’époque : le rapport des mouvements au politique, à l’Histoire ou aux sciences, la critique du naturalisme, le viol, l’articulation des violences misogynes (invisibles) et des violences « reconnues », en temps de terreur par exemple. Beaucoup de ces textes sont aujourd’hui des classiques, constamment utilisés dans les enseignements sur les femmes et les rapports de genre.

Nombre des livres qu’elle publia étaient directement issus des luttes des femmes – sur les mutilations sexuelles, sur le travail, sur la contraception ou l’IVG, le viol, ou le travail des femmes -, ils s’y inscrivaient, les infléchissaient, ou en retraçaient l’histoire (celle du Planning Familial par exemple) – ainsi ce recueil des chansons du « MLF », qui sans cette édition seraient pour la plupart aujourd’hui vouées à l’oubli.

Elle-même n’hésitait pas à s’engager directement dans les initiatives et les luttes du mouvement – notamment le groupe « du pain et des roses » en 1981, ou encore la protestation de tous les groupes féministes en octobre 1979, contre l’appropriation du nom « MLF » et son dépôt en marque commerciale par le groupe Psychanalyse-et Politique – librairie – éditions Des Femmes – (devenu ultérieurement l’Alliance des Femmes). Celles-ci, évitant la question politique, lui intentèrent un long et épuisant procès en pour avoir signé, avec 10 autres éditrices féministes, un texte qui dénonçait cette étrange pratique.

Françoise Pasquier fut aussi parmi les premières à comprendre la puissance critique des recherches féministes, alors naissantes – mais aussi qu’un travail de pensée non relayé par l’édition pouvait difficilement se développer. Elle offrit à celles-ci un espace public d’expression, à un moment où elles n’étaient guère acceptées ni reconnues par les institutions officielles et les éditeurs. Les livres publiés sont eux aussi devenus des classiques, tels l’ouvrage de Sarah Blaffer Hardy sur la sociobiologie (Des guenons et des femmes), les ouvrages dirigés par Rita Thalmann (Femmes et fascismes ; La Tentation nationaliste), ou encore le recueil de textes critiques de M-C. Hurtig et M-A Pichevin sur la « différence des sexes ». Elle avait également, avec plusieurs autres chercheuses, créé en 1982 le CRIF (Centre de recherches et d’informations féministes), qui effectua un important travail de documentation, d’archivage et de diffusion des recherches effectuées en France et à l’étranger.

La même passion poussait Françoise Pasquier à publier les auteurs qui lui importaient, et au premier chef Hannah Arendt, dont trois ouvrages inédits en France parurent aux éditons Tierce (Rahel Varnhagen, la vie d’une juive allemande à l’époque du romantisme, puis Le concept d’amour chez Augustin, enfin Auschwitz et Jérusalem). Elle recherchait tout aussi passionnément des textes de femmes vivant sous d’autres cieux : femmes africaines, soviétiques, musulmanes, ou encore des textes tombés dans l’oubli : les lettres de Calamity Jane, les écrits de Séverine, ou les mémoires de Berthe, « gouvernante » de « l’Amazone » Nathalie Clifford Barney.

Sa farouche indépendance d’esprit, son refus de toute orthodoxie et de toute affiliation partisane étaient les meilleurs garants de ses choix éditoriaux. En témoigne entre autres son engagement, intense, dans la lutte anti-totalitaire des dissidentes féministes russes (Proches et lointaines). Est-ce son humour dévastateur, ou sa totale discrétion quant à elle-même qui nous ont, longtemps, empêché de mesurer l’importance de sa contribution au mouvement et aux recherches féministes ? Les uns et les autres ont à son égard une dette capitale, et dont on commence seulement à estimer l’importance.

Pour consulter le catalogue des éditions Tierce, voir les pages Bibliographies de ce site.

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Liliane Kandel, Une édition féministe est-elle possible ?
Février 2001.