Carle (E.), Gabrielle Duchêne et la recherche d’une autre route

Gabrielle Duchêne est un personnage connu dans l’histoire du pacifisme féministe. Plusieurs ouvrages francophones [1] et anglophones [2] ont été écrits sur elle ou sur la section française de la Ligue internationale des femmes pour la Paix et la Liberté (LIFPL). Elle occupe une place privilégiée dans l’histoire du féminisme en France à cause de la multiplicité, de l’avant-gardisme et de l’aspect controversé de son militantisme.

Née le 26 février 1870 à Paris, elle est le produit d’une culture bourgeoise en pleine effervescence. Révoltée contre l’égoïsme et l’incompréhension de son environnement social face à la misère ouvrière, la première étape de son engagement féministe est syndicaliste. En effet, en 1908, elle fonde une coopérative de production d’objets de lingerie et de couture, l’Entr’aide. Dès lors, son action auprès de la classe ouvrière se consacre à la lutte contre l’exploitation des travailleuses à domicile dans l’industrie du vêtement, pour le relèvement des salaires, l’amélioration des conditions de travail, l’établissement d’une loi fixant un minimum de salaires (loi du 10 juillet 1915), l’égalité salariale et la promotion de la syndicalisation par l’éducation ouvrière. Outre son expérience en tant que membre du Conseil syndical de la Chemiserie-Lingerie et de présidente de la section du travail au sein du Conseil National des femmes françaises (CNFF) de 1913 à 1915, elle crée de multiples organismes, tels l’Office français du Travail à domicile (OFTD), le Comité intersyndical d’action contre l’exploitation de la femme (CIACEF) et l’Office français des intérêts féminins (OFIF).

La principale caractéristique de son féminisme réside dans son désir de réconcilier le féminisme syndicaliste économique radical et le féminisme bourgeois politique modéré. Elle s’attribue donc un rôle de médiatrice, de porte-parole à la fois des ouvrières et de la bourgeoisie, favorisant ainsi leur rapprochement. Cette fonction d’intermédiaire s’exprime généralement par un travail d’éducation et de ‘propagande’. Même si en 1915, Gabrielle Duchêne délaisse l’activité syndicaliste au profit de son militantisme pacifiste, son intérêt pour la libération économique des femmes reste constant ; il est à la source de sa passion culturelle pour la Russie et de son engagement politique prosoviétique.

Dans mes recherches, je divise en trois phases le pacifisme de Gabrielle Duchêne : intégral (1915-1926), teinté (1927-1931) et amalgamé (1932-1939). Son pacifisme intégral correspond aux premières années de la section française de la LIFPL, qu’elle crée et dirige jusqu’à sa mort en 1954. Il est actif, pragmatique, humanitaire et basé sur un désir de justice sociale. D’ailleurs, l’article premier des statuts de la section affirme comme mission principale, ‘de rechercher les moyens de faire servir le féminisme (action sociale et politique des femmes) à prévenir le recommencement de la guerre’ [3]. L’année 1927 marque un tournant dans l’engagement de Gabrielle Duchêne. Sa croyance et son discours pacifistes subissent graduellement l’influence de l’expérience russe, d’où le terme de pacifisme teinté. La première rencontre de Gabrielle Duchêne avec les milieux russes a lieu sous le signe de l’aide humanitaire ; elle participe à la création en 1920 du Comité français de secours aux enfants, autrichiens et russes souffrant de la famine, tout en étant membre du Comité international de secours à la Russie. Par la suite, elle s’associe à des entreprises culturelles et politiques, telles la Ligue contre l’impérialisme et l’oppression coloniale et la Société des Amis de l’U.R.S.S. Par contre, l’événement décisif dans sa ‘conversion’ est son premier voyage en Russie en octobre 1927. Elle en revient publiquement ‘compagnon de route’ du P.C.F. et fonde le Cercle de la Russie Neuve, dont elle est la secrétaire générale. Comme l’explique Sophie Coeuré dans son livre, La Grande lueur à l’Est, malgré le fait qu’il soit tributaire de Moscou (VOKS), le Cercle revendique quand même son indépendance et son apolitisme en ciblant un public intellectuel et artistique. [4]

Mon travail consiste à définir la nature de son rapport avec le communisme français. Son pacifisme est teinté par sa passion pour la Russie en tant que ‘patrie de la paix’ et de la libération de la femme, beaucoup plus que par une compréhension profonde de l’idéologie communiste. Il se caractérise à la fois par la volonté de Gabrielle Duchêne de dissocier organisationnellement ses activités culturelles prorusses et son militantisme pacifiste au sein de la LIFPL et par l’imprégnation dans son action pacifiste d’une rhétorique propagandiste communisante. Elle multiplie les initiatives pour convaincre les pacifistes féministes de la nécessité de défendre l’U.R.S.S., ce qui créé des tensions inévitables dans la section française et dans le Comité exécutif international de la LIFPL.

À partir de 1932, l’engagement de Gabrielle Duchêne dans le mouvement antifasciste va provoquer la politisation de son intérêt pour l’idéal soviétique et, par conséquent, transformer la nature de son pacifisme féministe. Elle participe à l’élaboration du Congrès contre la guerre impérialiste (août 1932) et à la formation du Comité mondial contre la guerre (Mouvement Amsterdam) ; elle prend l’initiative et organise le Rassemblement mondial des femmes en août 1934 et préside son Comité mondial des femmes contre la guerre et le fascisme (CMF) dans le but d’harmoniser et d’unir les forces communes féminines antifascistes. Ces événements et organisations, quoique parrainés par les communistes, représentaient une réelle volonté de la part de femmes de toutes les tendances de créer un mouvement féministe de paix contre la menace fasciste, même si cette paix devait passer par la défense de l’U.R.S.S. Le CMF constitue en 1935 en France deux Centres d’action féminins : le Centre féminin d’initiative pour la défense de la paix (CFIDP) et le Centre pour la défense des droits des femmes (CDDF), lequel trouve sa raison d’être surtout avec la formation du Front Populaire et les élections législatives de 1936.

Le pacifisme amalgamé de Gabrielle Duchêne correspond à une tentative de transcender les idéologies, d’amalgamer certains principes féministe, pacifiste et communiste. Il n’est pas dans mon intention de nier la consonance prosoviétique du discours antifasciste de Gabrielle Duchêne, mon objectif est plutôt de démontrer qu’il s’insérait également dans un contexte pacifiste féministe. Même si la LIFPL avait adhéré au CMF, les deux groupes restaient deux entités bien distinctes. Gabrielle Duchêne se retrouve encore dans une position de médiation entre les deux groupes, l’élite bourgeoise de la Ligue et les masses ouvrières du CMF, devant constamment freiner la radicalisation de son action pour respecter les principes pacifistes de la LIFPL, non sans conflit entre les différentes tendances (intégrale, trotskiste, etc.). Mais pourquoi Gabrielle Duchêne, à la tête d’un nouveau mouvement représentant des millions de femmes antifascistes, a-t-elle décidé de rester dans une Ligue à principes et rayonnement restreints ? Son pacifisme amalgamé se distingue justement par son refus de sacrifier la cause féministe et les principes pacifistes de la LIFPL à la lutte antifasciste, même si son comportement n’est pas exempt de refus de compromis et de graves erreurs de jugement. Malheureusement, je ne peux donner ici les exemples nécessaires pour mieux expliquer mon propos, le sujet est vaste et complexe, difficile à résumer de façon aussi concise.

Mes recherches visent donc principalement, à travers l’analyse des différentes étapes de son engagement, à réviser deux lacunes majeures, méthodologique et historiographique, présentes dans les études antérieures sur Gabrielle Duchêne. Premièrement, il me semble primordial d’appliquer l’histoire du ‘genre’ au pacifisme féministe. Les féministes françaises sont critiquées pour avoir délaissé leur pacifisme spécifiquement ‘féminin’ des années 1920 pour emprunter une tangente politique dans les années trente, bref d’entrer dans le moule masculin [5]. C’est entre autres pour cette raison que Michel Dreyfus définit la section française comme une organisation pacifiste féminine, mais non féministe [6]. Pourtant, le pacifisme féminin ne devient-il pas féministe lorsqu’il est politique ? La lutte pacifiste devient alors, d’une part, un combat contre le système patriarcal qui engendre l’oppression et la violence et, d’autre part, un moyen d’expression, d’éveil de conscience et d’émancipation. Un de mes objectifs est de démontrer que Gabrielle Duchêne, tout en partageant la perspective socio-politique masculine, avait à offrir des solutions et un modèle de comportement marginaux.

La deuxième lacune du pacifisme féministe des années trente est historiographique. L’examen approfondi du mouvement antifasciste, contrôlé par les communistes, est presque totalement omis des études, ce qui, à mon avis, limite considérablement la justesse des analyses du militantisme de Gabrielle Duchêne. De plus, il faut souligner l’absence des femmes dans l’historiographie antifasciste en général. Même s’il existe une abondante littérature sur le Mouvement Amsterdam-Pleyel (ou le Comité mondial contre la guerre et le fascisme), Yves Santamaria [7] est un des seuls à mentionner Gabrielle Duchêne comme une de ses figures influentes. Il existe donc un besoin essentiel de démystifier la convergence du pacifisme féministe et du mouvement antifasciste français dans la période de l’entre-deux guerres.

Gabrielle Duchêne s’éteint en 1954 à l’âge de 84 ans en laissant un héritage militant incommensurable : ‘Dévouée tout entière à l’œuvre que se traçait la Ligue, elle a compris que la tâche en était multiple et que, pour arriver à la remplir, il était essentiel de ne se désintéresser d’aucune activité, nationale, sociale, politique ; et surtout elle a vu que la Paix ne saurait se concevoir sans la Liberté. Aussi a-t-elle toujours été le guetteur vigilant prêt à donner le signal d’alarme à la moindre tentative contre cette liberté précieuse, et à dénoncer avec véhémence chaque injustice, où qu’elle fût commise, dans son propre pays aussi bien qu’au-delà des frontières.’ [8]

Emmanuelle Carle, « Gabrielle Duchêne et la recherche d’une autre route »
Ce texte s’inspire de l’article, “ Women, Antifascism and Peace in Interwar France : Gabrielle Duchêne’s Itinerary ”, publié dans French History, 2004, vol. 18, n° 3, p. 291-314 (Oxford University Press).
Extrait du Bulletin Archives du féminisme, n° 7, juillet 2004

 Notes

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[1] Pour mieux connaître Gabrielle Duchêne, il faut se référer au Mémoire de Maîtrise de Valérie Daly, Gabrielle Duchêne ou ‘La Bourgeoisie impossible’ (Université de Paris X- Nanterre, 1984), à la notice biographique rédigée par Nicole Racine et Michel Dreyfus dans le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français (Maitron) et le document commémoratif Gabrielle Duchêne : In Memoriam (Section française de la LIFPL, [1954]). Les Archives privées de Gabrielle Duchêne sont disponibles à la BDIC. Pour les études sur la section française, il faut consulter Réaliser l’espérance d’Yvonne Sée et surtout les nombreux articles de Michel Dreyfus.

[2] L’article de Lorraine Coons, ‘Gabrielle Duchêne : Feminist, Pacifist, Reluctant Bourgeoise’, Peace & Change, vol 24, 2 (April 1999), est le seul écrit en anglais sur Gabrielle Duchêne. La troisième partie du livre de Norman Ingram, The Politics of Dissent : Pacifism in France, 1919-1939 (Clarendon Press, 1991) est consacrée à la section française de la Ligue. L’Université du Colorado possède une grande partie des Archives de la LIFPL sur microfilms, The WILPF Papers, 1915-1978.

[3] ‘Statuts de la section française’, The WILPF Papers, Reel 61, Series III, no 200 2378.

[4] Sophie Coeuré, La Grande lueur à l’Est. Les Français et l’Union soviétique 1917-1939 (Ed. du Seuil, 1999), p. 196-197. Il faut mentionner que le Cercle de la Russie Neuve (1928-1936) devient l’Association pour l’étude de la culture soviétique (1936-1939).

[5] Norman Ingram, pp. 251-252.

[6] Michel Dreyfus, ‘Des femmes pacifistes durant les années trente’, Matériaux pour l’histoire de notre temps, 30 (janvier-mars 1993), p. 32.

[7] Yves Santamaria, ‘Un prototype toutes missions : le Comité de lutte contre la guerre, dit “ Amsterdam-Pleyel ”, 1932-1936’, Communisme, 18-19 (1988), 71-97 et L’Enfant du malheur. Le Parti Communiste français dans la Lutte pour la paix (1914-1947), (Seli Arslan, 2002).

[8] Maria Rabaté, ‘Gabrielle Duchêne pour son 70e anniversaire’, Pax International, Vol. 15, n° 2, Février 1940.