Nous avons lu : Michelle Perrot, Mélancolie ouvrière

Michelle Perrot connaissait depuis longtemps Lucie Baud. À la faveur de ses recherches sur les grèves de la fin du XIXe siècle, puis de la publication du numéro du Mouvement social, sur « Travaux de femmes », elle avait découvert puis réédité « Les tisseuses de soie dans la région de Vizille » (Le Mouvement socialiste, juin 1908), récit signé « Lucie Baud », qui ne donnait que quelques bribes sur son parcours personnel, inclus dans le collectif gréviste. Un défi s’imposait : en savoir plus sur cette meneuse de grève sans date de naissance et de décès, car ces femmes sont rares, vivent à travers la grève une expérience inouïe sur le plan personnel et militant. Pas question pour Michelle Perrot, l’une des initiatrices en France de l’histoire de la vie privée, d’abandonner l’espoir d’approcher l’intime de cette vie. Pour cela, comme elle l’indique dans un premier chapitre historiographique, Michelle Perrot est aidée par deux passionnés d’histoire locale, Gérard Mingat et Robert Aillaud, et par Andrée Gautier, qui dédia sa thèse aux syndicats féminins de l’Isère. Elle est aussi poussée à l’écriture par Fiametta Venner et Caroline Fourest, créant chez Grasset une collection, « Héroïnes ». On comprendra vite quelle conception décalée de l’héroïne est privilégiée ici. Michelle Perrot déteste l’hagiographie. Et toute son œuvre nous invite à réfléchir à ce qui fait ou pas l’héroïne, féminin bien problématique. L’ouvrage met en scène sa quête historienne, sans en masquer les affects et l’horizon mélancolique – la dépression d’après la grève mais aussi celle de l’héroïne. Cette mélancolie pourrait bien aussi être celle de l’auteure, car malgré les trouvailles documentaires dans les archives et les journaux, malgré l’art de restituer l’environnement et le contexte, l’enquête se heurte à de l’impossible : « il était temps de quitter cette rebelle qui me défiait ; d’en finir avec cette vie dont le mystère me fuyait et m’obsédait », conclut Michelle Perrot. Mais le trop peu que l’on découvre justifie la quête, et l’ouvrage qui en est issu. À travers Lucie Baud, c’est le sort de centaines de milliers d’ouvrières soyeuses qui se dessine. Au travail à 12 ans pour des journées dépassant les 12 heures, avec prières obligatoires. Moins exploitées, ces petites Françaises, que les Italiennes, recluses et arrachées à leur famille, affamées qui ne connaissent pas le goût de la viande. Sur les douleurs familiales, on sait peu : la mort d’Auguste, l’un des trois enfants de Lucie, à moins d’un an, quatre ans plus tard le veuvage, qui amène la misère, et les problèmes invoqués par Lucie lors de son suicide. Lucie, en effet, désespère au point de se tirer trois balles dans la bouche, « virilement ». Elle est sauvée, mais meurt peu après, au début de sa quarantaine. Qu’a-t-elle d’exceptionnel, Lucie Baud, pour prendre la tête de grèves, créer un syndicat, le représenter, en 1904, jusqu’à Reims au 6e Congrès national ouvrier de l’industrie textile, où elle est la seule femme (sur 54 délégués représentant 70 syndicats) ? Elle sait lire et écrire, contrairement à ses parents. Veuve, elle est libre de défier les autorités. Révoltée, elle va jusqu’au bout de sa quête de justice. Déterminée, elle se lance dans un milieu particulièrement masculin, le syndicalisme d’action directe. Autodidacte, elle est en mesure d’écrire ou en tout cas d’expliquer ce que sont les conditions de travail et de lutte dans l’industrie locale. Féministe ? Pas au sens de l’engagement. Mais la conscience du fait que les femmes ne comptent pas. Entre autres parce qu’elles ne sont pas électrices. Une femme qui ose défier son patron en lui lançant qu’il ne lui fait pas peur. Une femme qui, aussitôt son syndicat fondé, obtient le renvoi des cadres qui favorisaient les « jolies filles ». Mais les grèves longues et exaltantes qui suivront, en particulier au printemps 1906, n’auront pas les résultats espérés. Adieu Grand soir. Mélancolie. Mais pas fin de l’histoire.

Compte rendu rédigé par Christine Bard : Michelle Perrot, Mélancolie ouvrière, Paris, Grasset, 2012.