Thèse: F. Bugnon, La violence politique au prisme du genre à travers la presse française (1970-1994)

Compte-rendu de la thèse de Fanny Bugnon, « La violence politique au prisme du genre à travers la presse française (1970-1994) », sous la dir. de Christine Bard, soutenue le 9 novembre 2011 à l’Université d’Angers .

Fanny Bugnon a obtenu la mention très honorable avec les félicitations du jury.

Le terrorisme, un excès de la libération des femmes ? L’équation peut paraître étonnante, mais c’est en substance en ces termes que l’implication de femmes dans les activités des organisations révolutionnaires apparues au cours des « longues années 68 » [1] est parfois posée par certains commentateurs contemporains. Cette thèse, qui s’intéresse plus largement à la question de la médiatisation de la violence politique telle qu’elle est construite dans la presse française entre 1970 et 1994, démontre en effet que les femmes mises en cause dans les utopies violentes apparues à partir de la fin des années 1960 font l’objet d’une attention toute particulière. La présence féminine se révèle un trait commun aux différents mouvements armés qui se forment dans les pays occidentaux et renouvellent les formes de la contestation et du militantisme. Dans une perspective d’analyse du discours social, ce double phénomène saisi par le prisme médiatique permet alors de déterminer non seulement les représentations de la violence, mais aussi, plus largement, l’état des mentalités au regard de la transgression et de la marginalité. De ce point de vue, ces femmes apparaissent avant tout comme dissonantes. Dissonantes par leurs actes, en particulier lorsqu’elles se manifestent arme au poing, et plus encore lorsqu’elles tuent. Dissonantes également en raison de trajectoires individuelles et collectives qui bousculent largement les normes de genre. À rebours de l’économie générale de la violence dont les femmes sont historiquement et majoritairement victimes, elles s’affranchissent ainsi du tabou de la violence en affirmant non seulement la légitimité de l’action violente dans les sociétés démocratiques, mais plus encore la capacité des femmes à être violentes. Le phénomène cristallise alors un certain nombre de tensions reliées aux transformations sociales profondes que connaît la société française au cours des Trente Glorieuses, en particulier du point de vue de la place des femmes dans la société française et les rapports qu’elles entretiennent avec les hommes. Bien que dissemblables, féminisme et terrorisme peuvent être envisagés comme deux phénomènes de l’Après-68, deux de ses « vies ultérieures » [2] qui débordent largement du cadre de la décennie 1970. La question est débattue dans l’espace médiatique, qu’il s’agisse de condamner, par effet mécanique, le féminisme et les féministes ou, au contraire, de refuser un amalgame dénoncé comme grossier. Ce n’est certes pas la première fois que le féminisme est mis en cause sur le mode du bouc émissaire. Plus que des militantes identifiées, c’est un épouvantail désincarné qui est pris pour cible. Et, derrière lui, les aspirations et pratiques égalitaires, en partie effectives à l’époque et qui impactent significativement l’espace social, si l’on en juge notamment la place occupée par les questions sexuelles dans le débat public. Des points de vue conservateurs présentent alors l’implication de femmes dans des organisations clandestines violentes comme la matérialisation des craintes de désordre social exprimées depuis la fin des années 1960. La violence des femmes est en effet considérée comme l’expression d’une société déstructurée – notamment – par les revendications féministes. De ce point de vue, les femmes transgressant les normes pénales par la violence sont assimilées à des femmes émancipées. Des lois, certes, mais aussi – et peut-être plus encore – des assignations de genre, ce qui leur rend d’autant plus dangereuses. Idées féministes et pratiques violentes, pour le moins bien différentes, sont ainsi confondues. Pourtant, la seule violence qui puisse être créditée au MLF est avant tout symbolique, si l’on excepte quelques dégradations contre des sex-shops. L’implication de femmes dans des organisations violentes constitue alors une occasion de réactivation de l’antiféminisme dans ces registres classiques, à commencer celui du désordre des sexes [3]. L’équation féminisme = terrorisme est d’abord discutée à propos de la situation en République fédérale d’Allemagne. Parmi les dizaines de femmes mises en cause outre Rhin, deux d’entre elles, considérées comme à l’origine de la création de la RAF en 1970, font l’objet d’une attention particulière. Les noms et les visages d’Ulrike Meinhof et de Gudrun Ensslin apparaissent ainsi dans les journaux français, à la fois comme les cerveaux et les égéries de l’organisation. Comme leurs homologues masculins, leurs biographies sont largement détaillées, mais l’accent est tout particulièrement mis sur le plan moral. Ulrike Meinhof, née en 1934, est une personnalité publique de la gauche intellectuelle ouest-allemande des années 1960 à laquelle la presse française, sans pour autant partager ses opinions, reconnaît un certain talent. Journaliste, elle est connue pour ses positions féministes et pacifistes, avant de rejoindre la clandestinité en 1970. Si son divorce est également commenté, c’est surtout sa maternité qui interroge puisqu’en fondant la RAF et en rejoignant la clandestinité, Ulrike Meinhof laisse derrière elle deux enfants, incarnant ainsi la figure de la mauvaise mère. Gudrun Ensslin connaît un traitement similaire : fille de pasteur, l’étudiante en philosophie quitte le père de son fils avant de rejoindre les rangs de la gauche extraparlementaire qui connaît une radicalisation dès la fin des années 1960. La liberté de vie de ces deux femmes et les prises de position féministes d’Ulrike Meinhof leur valent donc d’être considérées comme des femmes émancipées, justifiant par le registre moral le lien tissé par certains journalistes entre féminisme et violence, d’autant qu’elles sont soutenues par certaines féministes radicales, parmi lesquelles Françoise d’Eaubonne ou Nadia Ringart. Dix ans après l’apparition de la RAF, la presse française découvre un groupe présenté comme un équivalent hexagonal : Action directe. Parmi les femmes mises en cause au début des années 1980, Joëlle Aubron concentre une forte attention médiatique, en raison notamment de ses origines bourgeoises, symbolisant ainsi la déperdition. Une déperdition d’autant plus sexuée qu’elle se cristallise autour du corps des femmes. Outre les nombreux commentaires sur leur apparence physique et vestimentaire, Gudrun Ensslin et Joëlle Aubron font l’objet d’un traitement similaire tenant de l’humiliation, avec la parution de photographies dénudées. « Gudrun. Du porno à la révolte » (1977) et « Joëlle la terroriste » (1982) titre ainsi Paris Match, pointant dans les deux cas une existence désordonnée et subversive. Le magazine souligne par exemple que Joëlle Aubron était inscrite à l’université de Vincennes, symbole de l’ébullition contestataire de l’Après-68. Dans ces deux cas, la publication de ces photographies provoque un certain scandale et la démarche de Paris Match est dénoncée. Ainsi, en 1977, des militantes féministes détournent la photographie de Gudrun Ensslin, la transforment en affiche et occupent les locaux de l’hebdomadaire pour dénoncer le traitement fait à la militante de la RAF. Le magazine sera également condamné pour la publication des photographies de Joëlle Aubron suite à la plainte déposée par ses proches. En plus d’être réservé aux femmes, le traitement de la violence politique par le double registre de la déviance et de moeurs supposées dissolues participe de l’exercice général de dépolitisation dont la violence révolutionnaire du dernier tiers du XXe siècle fait l’objet. Cette tendance à la dépolitisation ne s’opère pas sans tensions, tant la violence des femmes heurte le sens commun. Pour penser la violence des femmes, la presse mobilise alors des figures mythologiques et historiques, incarnant un double désordre social et sexué. Les militantes des organisations violentes ouest-allemandes puis françaises sont ainsi comparées aux amazones, aux furies ou aux pétroleuses. Incarnation du désordre, ces topoï ne sont pas sans rappeler ceux auxquels les militantes féministes, et plus particulièrement celles du MLF, sont comparées. Si un groupe de la tendance « lutte de classes » du MLF s’est baptisé les Pétroleuses, reprenant ainsi à son compte la référence à des femmes suspectées de semer le désordre et de s’en prendre aux hommes, les figures d’amazones et surtout de furies sont plutôt des références assignées par les commentateurs aux militantes féministes radicales. Terroristes et féministes apparaissent ainsi comme deux catégories médiatiques incarnant le fantasme de femmes vivant sans hommes, et surtout violentes contre les hommes, agitant ainsi en creux le fantasme d’une guerre de sexes menées par les femmes. À travers l’agitation de la menace de femmes finalement plus dangereuses que les hommes se manifestent non seulement la hantise de l’égalité réelle entre femmes et hommes, mais également la persistance du sexisme, guidées par la peur – classique – de l’indifférence des sexes. Cette crainte est notamment exprimée par Menie Grégoire suite à l’assassinat, en novembre 1986, de Georges Besse, PDG de la Régie Renault, par deux femmes, identifiées parce qu’elles ont agi à visage découvert. Celle qui a notamment contribué à lever le tabou de la sexualité dans les médias par l’intermédiaire de son émission radiodiffusée qui rencontre un important succès populaire à compter de 1967 livre alors un billet hebdomadaire dans France Soir. Démarquée du féminisme et critique à l’égard du MLF en raison de sa non mixité et de sa radicalité, elle lie l’assassinat de Georges Besse au féminisme sur le mode de l’effet pervers. En liant la question de l’émancipation des femmes à celle du progrès social, elle dénonce « ce terrible pas que les femmes ont franchi » en devenant des tueuses au même titre que les hommes. « La femme-tueur existe donc aujourd’hui en France, bien que ce métier ne figure pas au nombre des professions que réclamait le féminisme » écrit-elle, analysant cet attentat inédit comme un excès de la 2nde vague, « la dérive d’un mouvement qui a perdu tout sens et tout contrôle ». Le cas de Menie Grégoire témoigne de la conception selon laquelle la violence féminine témoigne de la dénaturation des femmes et donc d’un profond désordre social. De ce point de vue, elle illustre une forme d’antiféminisme qui consiste à stigmatiser les supposés excès du féminisme pour dénoncer plus largement la capacité contestataire du féminisme radical, quitte à recourir à des amalgames pour le moins contestables. En cela, elle s’inscrit dans la démarche générale de dépolitisation dont la violence politique des femmes fait l’objet de manière spécifique – c’est-à-dire sexuée – et rejoint ainsi les processus sexués de représentations de la violence des femmes oscillant entre réassignation aux normes de genre par la relativisation et stigmatisation du désordre au vu de leur implication dans des organisations violentes qui ont traversé près de trois décennies. Parce que la violence des femmes bouscule aussi bien les normes pénales que sexuées, elle entraîne donc de facto des réactions qui reflètent l’état des tensions du point de vue des rapports entre les sexes et à propos de la place des femmes dans une société française en transformation.

 

[1] Antoine Artous, « Les longues années 68 », dans Antoine Artous, Didier Epsztajn et Patrick Silberstein (dir.), La France des années 1968, Paris, Syllepse, 2008, p. 15-35.

[2] Kristin Ross, Mai 68 et ses vies ultérieures, Bruxelles, Complexe, 2005 (2002)

[3] Voir la synthèse proposée par Christine Bard (dir.), Un siècle d’antiféminisme, Paris, Fayard, 1999.